À Lyon, écoles refuges pour enfants sans toit
Dans plusieurs établissements, le personnel enseignant a décidé d’héberger des familles vivant dans la rue. Car l’État et les communes ne font rien, voire menacent les profs de sanctions.
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Tout enfant doit jouir d’une protection sociale et de la possibilité, des infra-structures et des moyens de s’épanouir physiquement, mentalement, moralement et spirituellement, dans des conditions garantissant sa liberté et sa dignité. […] Tout enfant doit pouvoir grandir et s’épanouir sainement et avoir le droit à une alimentation, à un logement, à des loisirs et à des services médicaux adaptés. » Le 20 novembre 1989, l’actrice Audrey Hepburn prononçait ces mots devant l’Assemblée générale des Nations unies, qui adoptait sans vote la Convention internationale des droits de l’enfant. Triste ironie de l’histoire, trente ans plus tard, c’est une école Audrey-Hepburn, dans le IXe arrondissement de Lyon, qui, depuis le 18 novembre, sert d’hébergement de fortune à six élèves à la rue, avec leur famille.
La réponse de la préfecture du Rhône ? Des critères d’accès à l’hébergement d’urgence toujours plus restrictifs dans le cadre d’un « dispositif de renfort hivernal » annoncé fin octobre. Seules les familles avec enfant de moins de 1 an, les femmes enceintes de plus de six mois et les personnes gravement malades seront prises en charge, et ce pour une durée maximale de deux mois. Ces critères ont fait scandale jusqu’au gouvernement : le 29 novembre, le ministre du Logement, Julien Denormandie, a demandé au préfet de « surseoir à la nouvelle organisation envisagée ». En attendant, dans l’agglomération lyonnaise, douze écoles sont occupées depuis début novembre par des profs et des parents d’élèves réunis dans un collectif baptisé Jamais sans toit, pour mettre à l’abri quarante enfants et leurs familles.
Il est 18 heures et il fait déjà nuit et froid à Vaise, dans le IXe arrondissement de Lyon. Comme chaque soir, Florina et Ionel Constantin ont allumé un feu pour tenter de réchauffer la cabane qu’ils ont construite à deux pas de l’école Audrey-Hepburn, où est scolarisé leur fils, Florin, 9 ans. Depuis le 18 novembre, profs et parents du collectif Jamais sans toit ouvrent chaque soir les portes de l’école au petit garçon et à sa mère. « Nous avons quitté la Roumanie à cause de la pauvreté et de la corruption, explique Florina en rajoutant quelques bûches dans le brasier. En France, c’est difficile, mais moins qu’en Roumanie. Nous sommes décidés à rester ici pour notre fils, pour qu’il aille à l’école, même si nous n’avons pas de logement. J’aimerais juste une chambre, au moins pour mon fils et moi. »
Florin n’est pas le seul enfant à dormir dehors dans l’agglomération lyonnaise. L’école Gagarine, à Vaulx-en-Velin, héberge depuis le 26 novembre une mère célibataire et ses trois enfants. « Un jour, Mendi est arrivée sans son cartable, raconte Pauline, l’enseignante de la petite fille de 8 ans. Elle m’a expliqué qu’elle dormait dans une tente et qu’on leur avait volé toutes leurs affaires. Sa mère a fui l’Albanie avec ses trois enfants car elle était victime de violences. Elle s’est retrouvée à la rue et -dormait dans des couloirs d’immeuble avec ses enfants. »
En plein centre de Lyon, l’école Michel-Servet accueille chaque soir dix-sept enfants et leurs parents depuis début novembre. Des familles arrivées en France il y a peu, demandeuses d’asile ou déjà déboutées, mais aussi des familles de nationalité française. Fatima, Abdel et leurs trois filles sont originaires de Colmar (Haut-Rhin). C’est une promesse d’embauche pour un nouvel emploi qui les a forcés à déménager à Lyon, mais impossible de trouver un logement. Depuis le 12 novembre, tous les cinq dorment dans l’école des filles. « Nous avons fait une demande de logement social il y a dix-huit mois, nous étions hébergés par une connaissance qui nous a mis dehors, explique Fatima, assise sur l’une des chaises minuscules de l’école, un gobelet de soupe à la main. J’ai un travail depuis le 3 décembre, nous n’avons pas de problèmes de papiers, nous sommes français, c’est le logement qu’on n’a pas. »
En attendant le soir, Fatima, Abdel et leur plus jeune fille, âgée de 2 ans, écument chaque jour les agences à la recherche d’un appartement ou restent dans leur voiture. La jeune femme n’en revient pas de devoir dormir sur les tatamis de l’école de ses filles : « Je n’arrive pas à faire entrer ça dans ma tête. On a toujours payé nos impôts. À Colmar, on avait un bel appartement en plein centre. On est venus à Lyon pour le travail et on s’est retrouvés à la rue. Mes enfants souffrent, ils sont fatigués et n’ont plus envie de travailler à l’école. La première nuit, je n’ai fait que pleurer. Depuis, je déprime. Je suis perdue. »
Comme Fatima, Naslati a le teint pâle, les yeux injectés de sang et d’énormes cernes sous les yeux. La Comorienne vivait à Mayotte jusqu’à ce qu’elle décide, en septembre, de rejoindre la métropole avec ses quatre enfants âgés de 3 à 13 ans, dont trois ont la nationalité française. Hébergée contre des heures de ménage, la petite famille est finalement mise à la porte en novembre. « Avec mes enfants, nous avons dormi plusieurs nuits dans le hall de l’hôpital Femme Mère Enfant de Bron, raconte la jeune femme d’un ton las. Quand les vigiles nous disaient de partir, on allait s’installer de l’autre côté de l’hôpital. Mes enfants étaient fatigués et malades, ils me disaient tout le temps : “Maman, appelle le 115. On va dormir où ?” » Mais le 115 n’a pas de place pour eux. Les professeurs des enfants décident alors d’héberger la famille dans l’école.
« Maintenant, on a un sixième sens, explique Florence, enseignante. Quand le directeur accueille les familles pour les inscriptions, on se renseigne pour savoir si certaines sont à la rue. Le but, c’est de tenir jusqu’à ce que toutes les familles soient hébergées. Chaque année, on est obligés de se battre alors qu’il y a vingt-quatre mille logements vides, certains même chauffés, dans la métropole de Lyon. »
Chaque nuit, Naslati se ronge les sangs en pensant au lendemain : « Aujourd’hui, je suis en sécurité à l’école, mais toute la journée je dois rester dehors, je suis en train de tomber malade. La nuit, je ne dors pas, je me demande comment je vais faire. J’essaie de ne pas pleurer devant mes enfants, mais je ne pensais pas que ce serait aussi difficile de trouver un logement en France. »
Du côté de la préfecture comme de la ville de Lyon, c’est silence radio. « Au début, les services de la ville nous envoyaient la police, poursuit Florence. Maintenant, ils sont contents, ils nous laissent faire, ça fait des centres d’hébergement. » La maire du Ier arrondissement, Nathalie Perrin-Gilbert, finance même des nuits d’hôtel les week-ends. À Vaise aussi, la mairie a payé quelques nuits pour une famille dont l’un des enfants est tombé gravement malade. Générosité ou coup de com’ à l’approche des municipales ? À Vaulx-en-Velin, une banlieue populaire, Pauline évoque une autre hypothèse : « C’est bientôt la Fête des lumières à Lyon (1)_, ça fait tache d’avoir des familles à la rue, donc on les cache en payant des nuits d’hôtel. Mais, à Vaulx, la mairie ne fait rien et est contre nos actions. Ils nous envoient la police municipale, qui prend l’identité des professeurs et des parents d’élève présents. »_ Après un mois d’occupation, quatre familles de l’école Michel-Servet ont en effet été prises en charge par la préfecture du Rhône, le 8 décembre, premier jour de la Fête des lumières. Quant aux festivités, le collectif Jamais sans toit a vertement signalé sur les réseaux sociaux l’installation purement décorative de tentes, illuminées de l’intérieur, dans le célèbre parc de la Tête d’or…
Les professeurs mobilisés ont rapidement eu des nouvelles de l’inspection académique, qui leur a rappelé par courrier leur « obligation de neutralité ». Concernant les sanctions encourues, l’inspection se borne à répéter que les professeurs « doivent veiller à faire respecter le rôle d’une salle de classe, lieu d’étude et non d’hébergement ». Une position incompréhensible pour ces enseignants. « Chaque année, on travaille sur la Convention internationale des droits de l’enfant et on a des élèves qui nous demandent de ne surtout pas révéler à leurs camarades qu’ils n’ont pas de maison », s’indigne Florence. « Nous avons un devoir de protection de l’enfance, renchérit Pauline. Quand un gamin se fait frapper, on se tourne vers les services sociaux. Quand un gamin dort dehors, on se tourne vers le 115 et l’État. Et là, on n’a pas de réponse… » L’année dernière, Jamais sans toit avait recensé plus de trois cents enfants SDF dans l’agglomération lyonnaise. Actuellement, le collectif dénombre cent soixante-neuf enfants à la rue.
(1) La Fête des lumières s’est déroulée ensuite, du 5 au 8 décembre.