Cinéma intérieur
Talking about Trees, un beau film de Suhaib Gasmelbari sur de vieux réalisateurs dont la carrière a été interrompue, au Soudan.
dans l’hebdo N° 1582-1584 Acheter ce numéro
Au Soudan, le cinéma a existé. Les quatre protagonistes de ce documentaire de Suhaib Gasmelbari, jeune réalisateur soudanais ayant fait ses études en France, l’attestent. Ils ont pour nom Ibrahim Shadad, Suleiman Mohamed Ibrahim, Altayeb Mahdi, tous trois cinéastes, et Manar Al Hilo, qui a produit leurs films. Ils ont un âge certain et connu une vie chaotique, avec arrestations et exil. Les derniers films qu’ils ont pu réaliser remontent aux années 1980. La dictature d’Omar El-Bechir, à force d’interdictions de tourner et de projeter, a eu la peau du cinéma.
Pas tout à fait. Le cinéma est encore bien vivant dans le cœur des quatre compagnons. On découvre ceux-ci dans le noir, car une panne d’électricité perdure depuis des jours. Ce qui ne les empêche pas de s’amuser. D’improviser des scènes avec une caméra imaginaire. L’un d’eux filme même réellement avec son téléphone. Ils n’ont pas -abdiqué. Pas sûr qu’ils espèrent un jour pouvoir à nouveau tourner. Mais le feu intérieur est là. C’est pourquoi Talking about Trees n’a rien de mélancolique. Même si les quelques extraits de leurs films, dont Suhaib Gasmelbari a parsemé le sien, montrent la puissance de création qui était la leur, brisée nette. Comme beaucoup de « résistants » de l’intérieur à une dictature, ils ont recours à la dérision face aux abus de pouvoir. Ces vétérans ont des tempéraments joueurs, presque de jeunes hommes, très blagueurs. Ils sont aussi liés par une amitié sans faille qui a traversé les décennies et les épreuves. Un sentiment qu’ils expriment jusque dans le regard qu’ils portent les uns sur les autres, et l’attention qu’ils ont pour chacun. C’est très émouvant.
Talking about Trees développe aussi un récit : les quatre se sont donné pour objectif de rouvrir un grand cinéma à toit ouvert, tombé en déshérence. Débordant d’énergie, les voilà s’occupant de tout, la remise en état du lieu, le choix du premier film à projeter en accord avec le public du quartier (ce sera Django Unchained, de Tarantino), et les questions techniques. L’appel du muezzin est un problème, car il couvre toute autre source sonore, le nombre des mosquées s’étant singulièrement accru – ce qui donne lieu à une scène très drôle et témoigne aussi d’une évolution de la société soudanaise. L’ouverture de ce cinéma est leur nouveau combat. Si, finalement, le régime leur met trop de bâtons dans les roues, ils en auront un autre. Ce film est un remontant. Il donne du courage et du plaisir. Et porte haut l’amour du cinéma.
Talking about Trees, Suhaib Gasmelbari, 1 h 30.