Déconstruire les regards sur les corps colonisés
Après Sexe, race et colonies, un collectif de chercheurs poursuit l’exploration des hiérarchies sexuelles et raciales héritées des empires européens.
dans l’hebdo N° 1580 Acheter ce numéro
Il y a un peu plus d’un an, Politis consacrait un dossier au douloureux – et honteux – héritage de la colonisation sur la domination des corps, à l’occasion de la parution du livre Sexe, race et colonies (1). Événement éditorial, celui-ci montrait, à travers un échantillon de mille deux cents images, comment le fait colonial ne fut pas seulement une exploitation presque sans bornes des ressources naturelles et du travail des populations conquises et asservies, mais fabriqua également une représentation spécifique des corps colonisés, en particulier féminins, sur fond de hiérarchie des « races ». Coordonné par un collectif paritaire de dix chercheurs et chercheuses, le présent ouvrage reprend tout d’abord la quinzaine d’articles du volume publié l’an dernier (sans reproduire sa très riche iconographie). Et les enrichit en proposant une trentaine de contributions inédites, donnant à voir la « transversalité », dans tous les empires coloniaux, de ces représentations et leur prégnance dans les regards jusqu’aux sociétés postcoloniales contemporaines (2).
Car ce sont bien des regards de l’Occident sur ces corps soumis à la domination coloniale, et en particulier la domination sexuelle des femmes, qu’il est question au fil de ces quelque quarante-cinq articles. Ou comment cette domination sexuelle, qui va de la carte postale montrant des « indigènes » nues jusqu’à la prostitution et toute « l’économie politique de la sexualité coloniale et raciale » (Elisa Camiscioli et Christelle Taraud), fut « consubstantielle à l’organisation du pouvoir dans les empires et à l’invention d’imaginaires transnationaux ». On lira ainsi le passionnant papier de Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch et Sandrine Lemaire consacré aux « fascinations et répulsions pour le corps noir », qui donne à comprendre l’ancrage persistant de telles représentations à travers le globe.
On ne pourra citer ici l’ensemble des thèmes abordés, depuis « la lente fabrication des stéréotypes », l’approche « scientifique » et « médicale » spécifique des corps colonisés, les fantasmes mais aussi les violences qui leur sont liées, jusqu’aux spectacles, films et « nouveaux territoires de l’érotisme » explorés outre-mer, à une époque où la morale victorienne (si bien étudiée par Michel Foucault) continuait de régner en maître en Europe…
Plus largement, c’est bien une entreprise de « déconstruction des regards coloniaux », toujours « omniprésents dans nos représentations aujourd’hui », qui est proposée par cet ouvrage important, afin de mieux comprendre non seulement ce passé mais aussi cette « hégémonie sexuelle mondialisée », et enfin, selon les mots d’Achille Mbembe, « l’“homme blanc” aux prises avec ses démons ».
(1) La Découverte, 2018. Dossier « La marque de l’homme blanc », Politis n° 1523, 17 octobre 2018.
(2) Dans le prolongement de ce livre, une exposition intitulée « Sexe, regards et colonies » est présentée dans la cour d’honneur du Conservatoire national des arts et métiers, à Paris, jusqu’au 10 décembre.
Sexualités, identités et corps colonisés Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et al. (sous la dir.), CNRS éditions, 672 pages, 27 euros.