Enquêtes ouvrières : Chasseurs de spectre
Au XIXe siècle, l’industrialisation entraîna une multitude d’enquêtes ouvrières. Où la recherche pouvait être elle-même source de revendications.
dans l’hebdo N° 1582-1584 Acheter ce numéro
En ces temps de mobilisations sociales, la classe ouvrière renouerait-elle avec sa superbe d’antan ? On peine à croire qu’elle ait autant diminué aujourd’hui, tant « la classe » occupa toute l’attention du Vieux Continent à partir du XIXe siècle, tel un « spectre qui [le] hantait ». Et pourtant, son influence, sa force en fait, n’a cessé de reculer. Cependant, cette attention « inquiète » pour ce « spectre » transparaît notamment dans le nombre important d’enquêtes dites « ouvrières » qui ont documenté les conditions de l’exploitation des adultes en âge de travailler, des enfants et des personnes âgées dans les usines, mines ou filatures – de jour comme de nuit – dès la fin du XVIIIe siècle.
L’une des premières – et des plus célèbres – est celle du « bon docteur » Villermé, réalisée en France au tout début des années 1840, dressant l’effroyable « tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie ». Le constat, à visée « hygiéniste » au départ, met en lumière de façon accablante les terribles conditions de vie et de travail en cette période où commence la révolution industrielle, alors qu’il n’existe aucun type de défense collective. Ces initiatives se multiplient bientôt dans tous les pays qui voient l’expansion d’une « deuxième révolution industrielle ».
Ces « enquêtes ouvrières », telles des plongées au sein du monde prolétaire (pour reprendre le terme de Marx et d’Engels, ce dernier s’étant fait lui aussi « enquêteur »), trop souvent ignoré, voire méprisé, dénigré, vont permettre une connaissance accrue de cette population exploitée.
La somme historique et collective qui paraît aujourd’hui révèle une pratique qui joua un rôle majeur dans l’étude de la classe ouvrière dès le début du XIXe siècle. Elle montre la diversité de ses formes, selon que la démarche est littéraire, quantitative, à visée purement statistique ou œuvrant à fonder une science nouvelle : la sociologie du travail.
Le champ, immense, peine parfois à être labouré dans son ensemble. Mais des focus éclairent au fil du livre les divers angles du sujet. On citera ici, outre le célèbre volume de l’historien marxiste britannique E. P. Thompson La Formation de la classe ouvrière anglaise (1), l’expérience des Quaderni rossi, née dans le Nord industriel italien à la toute fin des années 1950. Inspirés pour une part du groupe français Socialisme ou barbarie (qui, sous l’égide de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort, se détacha après-guerre d’un certain dogmatisme trotskiste tout en dénonçant la bureaucratie stalinienne), les animateurs de cette revue, à l’origine de l’important courant de l’opéraïsme transalpin, mirent en œuvre la conricerca (« recherche en commun »), en particulier chez Fiat, à Turin, la plus grande usine italienne. Leurs enquêtes ont contribué « à faire émerger le caractère “autonome” de la classe ouvrière en suscitant sa conflictualité par le biais de la recherche-action ».
En somme, ce recueil d’études historiques donne aussi à voir comment l’enquête au cœur de l’univers des exploité·es peut permettre, de façon toujours aussi actuelle, de prendre conscience de leur potentialité, sinon révolutionnaire, du moins contestataire, et autonome.
(1) Points/Seuil, 2012 [1963-1980], présenté par François Jarrige.
Les Enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna (dir.), La Découverte, 456 pages, 28 euros.