Enseignants : « Le gouvernement veut nous précariser »
Pour le personnel enseignant, la réforme des retraites est la goutte d’eau qui fait déborder le vase après deux années de mesures très contestées.
dans l’hebdo N° 1582-1584 Acheter ce numéro
Un climat de nervosité ». C’est ainsi que Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, a résumé le mouvement social qui agite l’Hexagone depuis le 5 décembre, lors de sa rencontre, le 16 décembre, avec le syndicat enseignant Snes-FSU, représenté par sa secrétaire générale, Frédérique Rolet. « Il nous demande d’être “raisonnables” et de jouer le jeu d’une revalorisation, mais il ne nous donne que très peu d’explications, rapporte-t-elle. Nous restons dans l’absence de visibilité sur ce qui va être fait, mais dans l’assurance que les collègues vont subir des décotes ou partir à la retraite avec des pensions plus faibles. » Une rencontre infructueuse en somme, qui n’aura en rien apaisé la colère des personnels enseignants, plus que jamais mobilisés dans une « grève historique ». Du côté des assemblées générales, qui ne cessent de s’organiser partout sur le territoire, « aucune négociation n’est envisagée », assure Manuela, conseillère principale d’éducation de la cité scolaire Bergson-Jacquard à Paris : « L’objectif du gouvernement est d’en finir avec nos statuts, de nous mettre en concurrence les uns avec les autres et de précariser les personnels. Ce que nous voulons, c’est un retrait strict. »
« Les retraites, c’est ce qui nous mobilise aujourd’hui, note Alain. Mais, en réalité, nous subissons les effets des réformes précédentes, et nous pensons aussi à celles à venir. » Pour cet enseignant du secondaire syndiqué à la CGT, les enjeux sont déterminants. Car, -au-delà des -discussions engagées sur la réforme des retraites, d’autres points de crispation se dessinent. De l’avis général, les revalorisations à hauteur de 10 milliards d’euros promises par le gouvernement, qui devraient essentiellement se concentrer sur l’augmentation des primes, sont de l’esbroufe. « Nous savons déjà que ces revalorisations se feront sous conditions et vont passer par la redéfinition de nos métiers et une augmentation du temps de travail, analyse Alain. Si nous n’arrivons pas à établir un rapport de force maintenant, nous allons perdre tous nos acquis sociaux. » Selon lui, ces contreparties s’appuient sur un argumentaire fallacieux entretenu par le gouvernement, visant « à faire des profs des “privilégié·es” qui ne foutraient rien et seraient toujours en vacances. Mais la population sait que le métier n’est plus enviable et que nos conditions de travail sont de plus en plus dégradées ».
Dans un communiqué, la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) de Paris s’alarme « de l’impact d’une réduction des pensions de retraite sur l’attractivité du métier d’enseignant », alors même que les recrutements sont de plus en plus difficiles. Une problématique que soulève également Sandrine, qui enseigne dans un lycée professionnel. Pour elle, il existe une « crise des vocations » et une grande colère au sein de la profession révélant le profond malaise de ces métiers qui « ne font plus rêver ». Le 13 décembre, Alain et Sandrine ont d’ailleurs participé à une réunion publique visant la création d’un comité de grève interprofessionnel et citoyen Bastille-Nation, dans le XIIe arrondissement parisien. L’objectif : ancrer la lutte sur le territoire, mais aussi parler à toute la population du quartier, travaillant dans le public comme dans le privé. Les collectifs organisent des opérations de tractage en commun ou participent aux actions de blocage menées par les grévistes de la RATP pour inscrire le mouvement sur le temps long. Partout en France, l’heure est à la convergence.
« Nous ne savons pas comment nous allons tenir dans la durée, mais nous ne pouvons pas laisser passer ça, réagit simplement Anne-Claire, enseignante au collège Delalande d’Athis-Mons (Essonne). Nous avons choisi ce métier par conviction, mais toutes les valeurs que nous prônons sont depuis trop longtemps mises à mal par le gouvernement. Nous n’arrivons plus à enseigner correctement et nous en avons juste marre de ne pas pouvoir faire notre boulot. Les retraites, c’est vraiment la goutte d’eau qui fait déborder le vase. »
Réforme du collège, du lycée, loi Blanquer « pour une école de la confiance »… Les profs subissent depuis plusieurs années déjà un ensemble de mesures qui mettent l’éducation à mal. Alors que chacune de ces réformes a été vivement contestée par le corps enseignant, des actions d’ampleur sont désormais envisagées localement pour faire reculer le gouvernement. Lors de son AG du 12 décembre, le personnel éducatif du lycée Nelson-Mandela, à Marseille, a voté la démission des profs principales et principaux, le retrait des notes entrées sur le logiciel Pronote et le refus de faire connaître à l’administration le choix des épreuves communes de contrôle continu pour le bac. Au-delà de la réforme des retraites, c’est bien contre le délitement de leurs conditions de travail que les grévistes protestent. Pour tout le monde, le point de non-retour est atteint. La FCPE Paris estime que la réforme des retraites, comme celles engagées ces dernières années « dans des conditions désastreuses », « précarise toute une profession », que « la parole des équipes enseignantes […] n’est plus prise en compte et qu’on cherche au contraire à la -décrédibiliser ».
« C’est un métier passion, mais là on n’en peut plus », renchérit Marianne, jeune enseignante dans un lycée de Seine-Saint-Denis. En cause, des moyens insuffisants, des salaires trop bas, mais surtout une charge de travail toujours plus importante que les profs doivent assumer sans avoir nécessairement la formation ad hoc. Anne-Claire et sa collègue Tatiana se sentent notamment acculées par le principe de l’école inclusive. Mis en place à partir de 2005 et réaffirmé par le gouvernement actuel comme une priorité du quinquennat, il vise à intégrer les élèves en situation de handicap dans les classes dites ordinaires.
Si l’idée est vertueuse sur le principe – acceptation de l’autre, de la différence, encouragement du lien social, etc. –, les deux enseignantes regrettent qu’aucun moyen supplémentaire n’ait été alloué pour les aider à intégrer dignement ces élèves. Ni assistant·es d’éducation en sus, ni formations. « Le résultat, c’est que nous sommes débordées, se désole Tatiana. On ne sait pas gérer ces élèves et, en fin de compte, on ne s’occupe bien de personne. Parce qu’on ne peut pas gérer en même temps un élève autiste en crise et le reste de la classe. » « Ce système ne peut que rendre tout le monde malheureux, adultes et enfants, renchérit Fanny, professeure des écoles à Paris. La hiérarchie nous culpabilise, alors qu’on fait ce qu’on peut, on tente des choses, mais on ne sait pas faire. »
Un malaise que le recrutement toujours plus important de contractuel·les amplifie. « Il y en a qui craquent deux mois après leur arrivée », déplore Alain. Se retrouvant devant les classes sans formation, sous contrats précaires et avec une faible rémunération, ces personnels représentent 20 à 25 % des effectifs dans l’établissement d’Alain. Du fait de la nature de leur contrat, il leur est évidemment plus difficile de se mobiliser, dans la mesure où l’institution dispose du pouvoir de renouveler ou non leur contrat. Limiter l’accès à la fonction publique par voie de concours et recourir davantage au recrutement sous contrat représenterait donc aussi une manière de limiter la capacité de mobilisation.