États-Unis : Pauvres milliardaires

Dénoncés pour leur influence politique et leur fortune indécente, les ultra-riches ne sont plus admirés comme avant au pays du capitalisme et sont au cœur du débat de la primaire démocrate.

Alexis Buisson  • 4 décembre 2019 abonnés
États-Unis : Pauvres milliardaires
© Michael Bloomberg, ex-maire de New York, vient de se lancer dans la primaire démocrate.Drew Angerer/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/AFP

Il ne fait plus si bon être riche aux États-Unis. Admirés autrefois pour leur fortune, sollicités par les partis politiques, les œuvres de charité et les organisations culturelles, les millionnaires et les milliardaires font l’objet d’une vive contestation au pays du capitalisme. À gauche, les candidats démocrates à l’investiture, y compris Tom Steyer, seul milliardaire à avoir participé à des débats télévisés de la primaire, plaident tous pour une meilleure redistribution des richesses. Elizabeth Warren et Bernie Sanders, figures de l’aile gauche du parti et deux des favoris de ces primaires, vont plus loin : en plus de s’en prendre à longueur de discours aux billionaires (« milliardaires »), accusés d’accaparer les richesses et de s’acheter la classe politique, ils veulent créer un impôt sur les « ultra-riches ». Inspirée par les travaux des économistes français Thomas Piketty et Emmanuel Saez, la sénatrice du Massachusetts veut ainsi taxer à hauteur de 2 % les patrimoines supérieurs à 50 millions de dollars et de 4 % ceux qui disposent de plus d’1 milliard de dollars. Sa mesure doit -concerner 75 000 ménages d’« ultra-millionnaires », comme elle les appelle.

Pour sa part, Bernie Sanders, qui se targue de refuser les contributions de riches donateurs, a écrit fin septembre sur Twitter que « les milliardaires ne devraient pas exister », entraînant le think tank conservateur Cato Institute à commander un sondage dont la question aurait paru saugrenue il y a seulement cinq ans : « Les milliardaires devraient-ils être autorisés à exister ? » 82 % des sondés ont malgré tout répondu par l’affirmative. Dans la presse, les plumes de gauche parlent d’« éclater la bulle des milliardaires » (le Nobel d’économie Paul Krugman dans le New York Times), voire d’« annuler les milliardaires » (The Atlantic). Même le conservateur Wall Street Journal, quotidien de l’élite économique et financière américaine, a pris note du phénomène. Dans un récent article, il parle de « guerre contre les milliardaires », évoquant aussi les attaques de Donald Trump, milliardaire lui-même, contre les grandes multi-nationales comme Facebook et Amazon, dirigées par de richissimes -entrepreneurs.

L’entrée en campagne dans la primaire démocrate de l’homme d’affaires Michael Bloomberg (1), dont la fortune est estimée à plus de 53 milliards de dollars par le magazine Forbes, n’arrange pas les choses. « C’est tout ce dont nous avions besoin », a ironisé l’éditorialiste Jennifer Rubin dans le Washing-ton Post. « Dans le passé, les Américains appréciaient les innovations développées par ces chefs d’entreprise. Maintenant, ils sont vus comme une partie du problème, estime Darrell West, auteur de Billionaires : Reflections on the Upper Crust (2), un ouvrage sur les ultra-riches, et expert à la Brookings Institution. Le climat a complètement changé. » Pour ce spécialiste, il faut remonter au Gilded Age, cet « âge d’or » de la fin XIXe siècle, marqué par un creusement des inégalités et une transformation anarchique de la société américaine, pour trouver trace d’une telle levée de boucliers. Le ressentiment actuel est nourri par plusieurs facteurs, en particulier le rôle de l’argent dans la vie politique et le sentiment que les milliardaires s’offrent les faveurs des décideurs politiques en les arrosant de généreuses donations.

Autre raison : le creusement des inégalités, devenu intolérable pour de nombreux États-Uniens. La situation est alarmante. Selon la FED, la banque centrale américaine, le 1 % des ménages les plus riches contrôle désormais plus de 34 000 milliards de dollars, soit 611 % de plus qu’en 1988. Bien plus que l’augmentation de 174 % mesurée sur la même période pour la moitié inférieure des ménages. Les études d’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, économistes français de l’université californienne Berkeley, ont montré qu’en 2018 le taux d’imposition moyen payé par les 400 ménages les plus aisés du pays était inférieur, pour la première fois depuis cinquante ans, aux 50 % les moins riches de la société (23 % contre 24,2 %). «Malgré les bons chiffres de l’emploi, beaucoup d’Américains, notamment les jeunes, manquent d’opportunités. Les nouveaux emplois créés, qui proviennent de la “gig economy” [petits boulots ubérisés], ne sont pas bien payés. Les jeunes s’inquiètent des inégalités de revenus et se montrent plus ouverts aux idées socialistes, poursuit Darrell West. Dans l’ensemble, la classe moyenne se sent fragile et trouve qu’il est difficile de vivre -confortablement. »

Dans le même temps, grâce aux bonnes performances de la Bourse et aux cadeaux fiscaux du gouvernement Trump, où siègent 20 millionnaires et milliardaires (sans compter le Président lui-même, premier milliardaire élu à la Maison Blanche), le nombre des très riches a augmenté aux États-Unis, alors qu’il a baissé dans le reste du monde. Le pays a ainsi « gagné » 21 milliardaires en 2018 selon Forbes, qui en comptabilise 607 outre-Atlantique. Parmi les nouvelles fortunes, on trouve Kylie Jenner, 21 ans, sensation des réseaux sociaux et fondatrice d’une société de cosmétiques, devenue la plus jeune milliardaire au monde. «Dans les années 1980, l’époque du fameux “greed is good” – “l’avidité, c’est bien” (3) –_, nous avons commencé à vivre dans l’idée que le gouvernement ne devait pas entraver l’enrichissement personnel. Depuis des décennies, le marché du travail et la fiscalité sont conçus pour favoriser les plus riches,_ explique Morris Pearl, président de Patriotic Millionaires, un groupe d’individus aisés favorables à une meilleure distribution des richesses. Avant, on ne voyait pas ces inégalités, mais avec les réseaux sociaux et la multiplication des médias, elles sont devenues plus visibles. »

Ce financier, qui s’est rendu compte du baril de poudre que constituait l’accroissement des inégalités lors d’un déplacement en Grèce en pleine crise de 2009, a récemment critiqué, dans une lettre ouverte, un investisseur milliardaire nommé Leon Cooperman qui s’en était pris à Elizabeth Warren et à sa proposition d’impôts sur les ultra-riches. Morris Pearl met toutefois en garde contre la tentation de « vilipender » les riches dans un pays où ils financent de nombreuses œuvres de charité et des causes politiques et sociales. « Les discours anti-riches comme ceux que tiennent Elizabeth Warren et Bernie Sanders peuvent être contre-productifs. Ils peuvent décourager ceux qui soutiennent des mesures de redistribution. » D’autant que certains reconnaissent la nécessité d’évoluer. En juin, 19 milliardaires américains, dont le philanthrope George Soros et le cofondateur de Facebook Chris Hughes, ont appelé à l’instauration d’un nouvel impôt sur la fortune.

La proposition d’Elizabeth Warren n’est pas acceptée par tous dans son camp. Mercredi 20 novembre, lors du dernier débat des primaires démocrates à Atlanta, elle a été critiquée par l’un de ses rivaux, le sénateur du New Jersey Cory Booker, qui préfère ajuster d’autres impôts pour instaurer une taxation plus « juste ». « Nous, les démocrates, devons nous battre pour un système fiscal juste. Mais nous devons aussi parler de comment nous pouvons faire grandir la richesse », lui a-t-il lancé. Lors du débat précédent, en octobre, l’homme d’affaires new–yorkais Andrew Yang, un petit candidat qui défend la création d’un revenu de base, lui a fait remarquer qu’un « tel impôt avait été mis en place en Allemagne, en France, au Danemark et en Suède, et [que] tous ces pays l’ont supprimé ». Sa solution : instaurer une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) inspirée de la France. « Parfois, on a l’impression que la sénatrice Warren se focalise sur une approche punitive », a renchéri l’ancien parlementaire du Texas Beto O’Rourke, qui s’est retiré de la campagne le 1er novembre.

Elizabeth Warren défend « son » impôt en arguant que celui-ci permettrait de lever près de 3 000 milliards de dollars sur dix ans. Ce qui financerait plusieurs de ses mesures phares, comme la maternelle gratuite pour tous, l’injection de 800 milliards de dollars dans le système scolaire public, 50 milliards dans les universités noires historiques, ainsi que l’élimination de la colossale dette étudiante.

Il n’est pas surprenant que les propos de l’élue provoquent des remous. En creux, elle critique ni plus ni moins que le mythe fondateur du self-made-man, créateur solitaire de valeur, qui est au cœur du capitalisme américain. « Cet impôt n’est pas punitif, s’est-elle défendue. Cela consiste à dire : vous avez construit quelque chose de grand pour le pays, qui a été bon pour vous. Mais vous l’avez fait en utilisant des travailleurs que nous tous avons contribué à former, en transportant des biens sur des routes et des ponts que nous tous avons financés, en étant protégés par des policiers et des pompiers dont les salaires ont été payés par nous tous. »

(1) Bloomberg a été maire de New York pendant onze ans, d’abord comme républicain, puis comme indépendant.

(2) Qu’on peut traduire par « réflexions sur le gratin de la société ».

(3) Dans le film Wall Street(1987), d’Oliver Stone, le financier Gordon Gekko, joué par Michael Douglas, assène devant un parterre d’actionnaires : « Greed is good, greed is right, greed works » (« L’avidité, c’est bien, c’est juste, ça marche »).

Monde
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