Grève : À Marseille, demain c’est loin
Premiers touchés par les réformes libérales, les plus précaires ne sont pas pour autant en tête des manifestations. Dans les quartiers populaires de la cité phocéenne, avant de penser à la retraite, il faut d’abord penser à demain.
dans l’hebdo N° 1582-1584 Acheter ce numéro
La nuit est tombée sur le port de Marseille. Devant l’une des portes menant aux quais, un piquet de grève s’est formé contre la réforme des retraites. À la lueur du feu, un des agents refait le monde, la casse du système social, la corruption des élus, le délitement de sa ville. Il pointe du doigt des barres d’immeubles en contre-haut, d’où quelques lumières s’échappent des fenêtres : « Ce que j’aimerais, c’est que les jeunes qui tiennent les murs là-bas, ils viennent nous rejoindre, qu’ils comprennent qu’eux aussi ils sont concernés. »
Dans les quartiers populaires de Marseille, les habitants ont l’habitude d’être pointés du doigt. Pour les règlements de comptes et le trafic qui gangrènent certaines cités, pour le chômage, la pauvreté, le manque d’implication politique. « Stigmatisation », hurlent certains, « triste réalité », répondent d’autres. Mohamed Bensaada est un membre actif du Syndicat des quartiers populaires de Marseille (SPQM). S’il a été désigné chef de file de La France insoumise (LFI) pour les prochaines municipales, il préfère se définir comme « militant des quartiers populaires ». « Pendant les échéances électorales ou les mouvements sociaux d’ampleur, les organisations aussi bien politiques que syndicales se posent la question de la mobilisation dans les quartiers populaires à l’instant t, analyse-t-il_. Mais, au préalable, elles ne font pas le travail de sensibilisation et d’intégration des populations qu’elles visent et qu’elles pensent concernées. »_ L’ancien du Parti communiste français revient sur la complexité de définir la ou les classes populaires, puis conclut : « En réalité, c’est toujours la même problématique en matière de construction d’une culture commune. Imaginez l’écart entre un syndicaliste et un jeune qui tient le mur… Il y a un tel fossé de perception, d’accès à l’information, de culture politique. Allez parler à un jeune guetteur de la retraite, il va sourire. »
Deux discours, symboles des « deux villes de Marseille qui cohabitent », séparées par « un mur invisible situé boulevard de Plombières, avec d’un côté la Friche la Belle-de-Mai et le centre-ville, et de l’autre les quartiers ». Les « quartiers », c’est-à-dire une partie du IIIe arrondissement, où plus de 50 % des gens vivent sous le seuil de pauvreté. Et puis, plus connus, les quartiers nord, étendus sur les XIIIe, XIVe, XVe et XVIe arrondissements, et où le taux de chômage oscille entre 19 et 27 % selon les secteurs. Dans cette partie la plus déshéritée de la ville, on (sur)vit « au jour le jour ». Mohamed Bensaada résume : « Quand t’es à découvert le 2 ou le 3 du mois, comme dit la chanson d’IAM, demain, c’est loin. »
Dans ces conditions, « faire de la politique, c’est un luxe », explique Cédric, gilet jaune de la première heure et cogestionnaire de la page Facebook « Gilets jaunes quartiers-nord ». « La première problématique, c’est comment trouver 20 euros et faire un maximum de repas avec cette somme, complète le contrôleur de la Régie des transports métropolitains (RTM)_. Ça n’est qu’à partir du moment où je ne suis pas dans la précarité que je peux me permettre d’aller manifester. »_ La pluie de « réformes » libérales – dont les dernières, les APL, l’assurance chômage et maintenant les retraites – qui s’abat depuis plusieurs décennies n’a rien arrangé. Un nivellement par le bas des acquis sociaux alors que l’emploi demeure inaccessible pour nombre des « derniers de cordée ».
Le lieu de travail peut être un espace de débat privilégié sur les questions sociales, pour autant il ne garantit pas une mobilisation plus intense. À l’usine Protec Métaux d’Arenc, sur les hauteurs de Saint-Louis (XVe), 30 % des salarié·e·s se sont mobilisés le 5 décembre. « C’est à peu près le taux de syndiqués », regrette Vincent Vadrot, technicien de maintenance et délégué syndical CGT. En quelques mots, il décrit la situation des 175 salarié·e·s, dont la quasi-totalité habite les quartiers nord et dont les salaires atteignent au maximum 1,6 fois le Smic : « Ils rejettent tous la réforme. Mais ils n’ont pas la possibilité de perdre de l’argent. Le jour où on trouve une mobilisation qui coûte rien, tout le monde bat le pavé hein. Même les gens qui font grève rattrapent leur journée de salaire perdue par des heures supplémentaires ou en travaillant le samedi. Rien qui puisse perturber le patron… »
À ses côtés se tient « Zouzou », Zoheir Messaoudi, charismatique secrétaire général de l’Union locale CGT des quartiers nord. Avec le syndicat, il a lui aussi essayé de sensibiliser aux retraites : « Et pas que les salariés, ni seulement les retraités, tout le monde était invité. » Peu de temps avant la première mobilisation du 5 décembre, une soirée d’information et de débat a été organisée, avec diffusion d’un film. « Mais les gens qui sont venus étaient déjà sensibilisés. » Un constat partagé également par Cédric dans le mouvement des gilets jaunes : « Dans les quartiers nord, peu d’autres personnes sont venues nous rejoindre. »
S’ajoute la résignation, partagée par nombre de Français. Depuis 2010, Sid tient une permanence deux fois par semaine à l’union locale CGT des quartiers nord. Il confirme : « On a essayé de réveiller les gens sur la CAF, le RSA, les APL… Au début, les gens se mobilisaient mais quand ils voient les réformes passer, ils arrêtent. » Les adhérents du comité des chômeurs-précaires sont même passés de 200 en 2016 à 0 aujourd’hui. Bien que syndicaliste, Sid poursuit sa mission d’« assistant social » en montant des dossiers pour la CAF ou la Fondation Abbé-Pierre. Preuve encore une fois que les galères du quotidien reprennent toujours le pas, « même si tout est lié ». « Ma femme, elle sait pas ce qu’est le vote, mais la CAF ou les APL, elle connaît très bien », raconte Zouzou.
Certains événements donnent toutefois lieu à des mobilisations communes entre les différentes populations de la ville, comme l’effondrement de logements rue d’Aubagne, le 5 novembre 2018. Ou la mort de Zineb Redouane, octogénaire tuée le 2 décembre 2018 par une grenade lacrymogène lancée par les forces de l’ordre : « Le 5 novembre, ça a été comme un électrochoc citoyen, raconte Mohamed Bensaada. Le point qui ressort, c’est la convergence des luttes du centre-ville et celles des quartiers nord. »
Mais la lutte la plus symbolique dans les quartiers nord reste celle pour le McDonald’s de Saint-Barthélémy (XIVe), « poumon économique du quartier » inauguré en 1992 par Martine Aubry, alors ministre du Travail. Placé en liquidation judiciaire le 12 décembre, après plus d’un an et demi de combat acharné pour la reprise de l’enseigne, le fast-food était pour beaucoup un lieu de sociabilité et où « toutes les luttes se sont rassemblées ». « Les gens des quartiers limitrophes qui ne sont pas engagés sont clairement des soutiens, sensibilisés à cette histoire. Une véritable culture s’est créée autour de ce McDo. C’est une lutte des quartiers populaires, de travailleurs issus des quartiers populaires, qui travaillent dans les quartiers populaires », veut croire Mohamed Bensaada. Samedi 14 décembre, une assemblée générale a été organisée dans le restaurant occupé par les salarié·e·s. En pleine mobilisation pour les retraites, elle a réuni des femmes et des hommes militant pour diverses causes.
« C’est parce que Kamel est allé les chercher un peu partout », commente l’un des « équipiers ». Sous-directeur du McDo, Kamel Guemari, délégué syndical Force ouvrière, est devenu la figure de cette lutte. Gilet jaune « et fier de l’être », il met en avant « la solidarité qui s’est créée entre salariés, travailleurs précaires » et « les passerelles qui ont été créées avec d’autres collectifs », à Marseille comme à l’étranger. Ayant grandi dans le quartier, il est aussi le défenseur d’une grande convergence entre « travailleurs précaires, chômeurs, mal-logés, victimes de violences policières… En élargissant un maximum sans que personne ne mette en avant sa propre lutte ». Comment faire pour intégrer les habitants des quartiers populaires dans les mouvements sociaux ? « En parlant nous-mêmes, sans que quelqu’un parle à notre place. C’est comme ça que les personnes concernées pourront s’identifier et sortir de leur honte. Car qui est fier d’avoir des dettes et de se proclamer comme pauvre ? » Avant d’avouer : « Mais ce travail de pédagogie, on ne pourra pas le faire seuls. »