« Il faut un MeToo des quartiers populaires ! »

En Seine-Saint-Denis, le collectif Femmes en lutte 93* fait émerger des voix depuis des lieux où la violence est à la fois sexiste, sociale, économique, policière… Son premier forum s’est tenu début décembre.

Vanina Delmas  • 18 décembre 2019 abonné·es
« Il faut un MeToo des quartiers populaires ! »
La « Marche des daronnes », le 8 décembre à Paris, a rassemblé les mères des 151 lycéens de Mantes-la-Jolie qui avaient été agenouillés par la police l’année dernière.
© Jerome Gilles/NurPhoto/AFP

Quand vous parlerez dans le micro, tenez-vous bien droite, regardez devant vous et votre voix portera loin dans la salle ! », conseille gentiment la technicienne image du jour pendant les derniers tests de son. « On a une coach vocale ! La classe ! », s’amuse l’une des militantes de Femmes en lutte 93 (FEL 93) déjà montée sur la scène de la Bourse du travail de Saint-Denis.

Début décembre, le collectif féministe a organisé son premier forum « pour un féminisme populaire ». Des mois de préparation pour réunir une trentaine de femmes et leur donner la parole. Car le joyau caché, c’est bien elle : cette parole qui ne demande qu’à être libérée, plurielle, lue ou improvisée, qui éclôt de façon plus ou moins hésitante, mais toujours forte, venant du cœur, des tripes.

Certaines parlent pour la première fois en public, parfois de choses intimes. « Jour et nuit, je réfléchis aux façons d’améliorer la vie de ma fille, mais, pour l’instant, je n’ai pas le choix », confie Madina à l’auditoire silencieux. Elle a 26 ans, est arrivée du Sénégal il y a trois ans et élève seule sa fille de neuf mois tout en poursuivant ses études. « Je vis dans un hôtel social dans le XVIIe arrondissement de Paris, je dois déposer ma fille à la crèche dans le XXe, puis aller au travail ou à l’école à Bobigny ou à Rueil-Malmaison. Ma fille est fatiguée, alors elle préfère dormir plutôt que jouer… » La question des mères célibataires – et étudiantes – n’est qu’un des angles morts récurrents du débat public que ces féministes de terrain veulent mettre dans la lumière.

Depuis près de dix ans, l’objectif du collectif FEL 93 est à la fois simple et complexe : « rendre populaires les luttes des femmes ». Toutes les luttes ! Celles des quartiers contre le racisme d’État, les violences policières, le travail en sous-traitance, les violences faites aux femmes, le patriarcat, les luttes pour l’éducation des enfants, les droits LGBTQIA+, les sans-papiers ; pour un logement social décent, des crèches, la gratuité de la cantine, sans oublier les luttes des gilets jaunes.

Ce forum, les participantes y pensent, le préparent, le peaufinent depuis un an et demi. « Nous avons ralenti le rythme de notre militantisme pour que toutes les femmes puissent y participer, pour que chacune se sente prête. On a dû faire face aux aléas de leur vie, mais aussi à leurs contraintes de temps, leurs peurs, leur manque de confiance… Une parole se construit petit à petit », analyse Hanane, l’une des fondatrices de FEL 93. Elle-même a provoqué un raz-de-marée bouleversant en privilégiant pour une fois le « je » dans son discours. « Je suis lesbienne, maman, femme de l’immigration et des banlieues, et c’est important de lier toutes ces identités, de mettre des visages et des corps dessus, a-t-elle clamé. Nous devons inonder le monde de nos histoires, il nous faut un MeToo des quartiers populaires ! », conclut-elle, ovationnée par les trois cents personnes réunies.

Cette histoire commence à s’écrire, à l’instar des textes écrits par des lycéennes de 16 ans, qui les ont déclamés pour un concours d’éloquence. Awa cite Angela Davis pour dénoncer les discriminations envers les femmes noires, Grace revêt un gilet jaune en soutien à toutes les femmes en lutte. Fatima interpelle l’assemblée : « Être ou ne pas être musulman ? Telle est la question », puis déroule un argumentaire plein d’humour et de fermeté sur l’islamophobie dans la société française.

Cet après-midi-là, une supernova d’émotions a éclaté publiquement : la colère, la joie, la rancœur, la tendresse, l’espérance, la tristesse, la révolte… Mais aucun fatalisme. « Quand les mamans sont face à nous en formation, elles ont encore mille préoccupations en tête (payer le loyer, la sécurité de leurs enfants, qui pour les garder…) et se retrouvent donc en difficulté dans l’apprentissage. Or, l’éducation populaire doit donner des armes à toutes les femmes pour qu’elles s’émancipent, et les premières sont la langue et la prise de parole », a déclaré Adjera -Lakehal-Brafman, directrice de l’Association des femmes du Franc-Moisin, qui aide les -Dionysiennes depuis près de quarante ans. « Si de telles structures n’existaient pas, les quartiers populaires deviendraient des déserts féministes ! », affirme-t-elle, clin d’œil au slogan du forum. Les témoignages s’enchaînent, se répondent, percutent l’auditoire. Quand certaines flanchent, le silence est bienveillant. Quand les plus anciennes, peu habituées à se retrouver dans la lumière, craquent un peu, le bagou et la vitalité de la nouvelle génération les portent. La définition même de la sororité.

Se sentant « oubliées », « inaudibles » depuis de longues années, ces femmes n’attendent plus rien ni des mouvements féministes classiques ni des institutions. Pour preuve, le récent Grenelle contre les violences conjugales ne s’est pas intéressé un seul instant aux violences sociales, le quotidien des femmes des quartiers populaires. Elles inventent alors leurs outils de défense et d’émancipation. Depuis deux ans, FEL 93 mène sa propre enquête sur les conditions de travail et de résistance des femmes de l’ombre. « Ce n’est pas une enquête sociologique mais politique, car prendre conscience, c’est déjà agir ! », précise Marie-Do, pilier aux cheveux blancs du collectif, qui n’hésite pas à fustiger ce président de la République qui rejette le mot « pénibilité ». « La pénibilité du travail est une chose, mais le mépris fait aussi partie du système de domination qui permet de justifier l’exploitation. Résister, c’est se donner les moyens de défendre nos droits, de ne pas se détruire au travail. Résister, c’est aussi maintenir ce lien social qu’est le travail, même s’il ne rapporte pas assez pour vivre. »

Pour cette enquête, intitulée « Travail de bonne femme », trente-trois femmes ont témoigné. Parmi elles, 60 % subissent la pénibilité, 70 % ont des douleurs et maux physiques, 90 % sont en souffrance psychologique, 70 % ont des horaires variables… mais seulement 40 % sont en CDI. Le nuage de mots réalisé à partir des questionnaires est éloquent : isolement, stress, culpabilité, fatigue, souffrances, tendinites…

À 62 ans, Noria s’est fait violence pour raconter son quotidien d’agente d’entretien dans une mairie de Seine-Saint-Denis. Opérée de l’épaule, elle continue à laver autant de murs et de tables, à porter autant de charges que les filles de 20 ans. Pudique, cette cofondatrice du collectif précise qu’elle est ravie d’être au contact d’enfants toute la journée, mais glisse : « Je suis cassée moralement et physiquement. Je n’ai pas de vie… » Même constat amer pour Ghislaine, ouvrière à PSA Poissy et militante CGT aguerrie. Veuve depuis trente ans, avec trois enfants, elle a enchaîné les « petits boulots souvent payés au noir » avant de trouver ce poste à l’usine. La stabilité financière n’empêche pas un quotidien difficile, dans ce milieu d’hommes. Elle confie sa « fatigue perpétuelle » liée à ses horaires décalés : « Quand je rentre chez moi, je n’ai qu’une envie : m’allonger. Je mange mal, je dors mal, je ne lis plus, je ne regarde que la moitié des films ou reportages… Et puis on se laisse aller. À quoi bon se laver quand on sera à nouveau sale quelques heures plus tard ? Les femmes tombent dans un état régressif… »

La clé de la plupart de ces femmes pour tenir : militer, résister. Rachel, représentante des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles, en grève depuis cinq mois (1), est acclamée pour ce combat acharné contre le monstre de la sous-traitance. Idem pour Fabienne et Nelly, postières des Hauts-de-Seine, qui ont tenu tête à la direction pendant seize mois. « Rester, c’est résister ! », assène Nadira, quatrième fondatrice de FEL 93. Ancienne ouvrière chez General Motors, elle est devenue auxiliaire de puériculture, d’abord dans une crèche avec quatre-vingts berceaux où elle a eu l’impression de retrouver le travail à la chaîne, puis dans une maternité. Depuis qu’elle et ses collègues doivent faire deux métiers (auxiliaire et aide-soignante) en douze heures, rien ne va plus. « Nous, les anciennes, avons fait grève pendant trois mois, mais la direction nous a eues à l’usure en repoussant la réforme d’une année et en nous faisant culpabiliser. Quand on me fait remarquer que je ne suis pas le rythme, je réponds que je fais mon travail d’auxiliaire ! »

Une avalanche de discours politiques empreints du vécu des oratrices, de leurs mère, tantes, cousines, filles, voisines, sœurs. La mixité à l’image de la vie des quartiers. « C’est le moment d’écouter nos récits et nos combats ! », clame Massica, l’une des militantes de FEL 93. À l’aune des témoignages poignants, cette phrase résonne au choix comme un conseil, un avertissement ou un véritable cri de ralliement.

  • femmesenlutte93.over-blog.com

(1) Lire Politisn° 1569 (19 septembre 2019).

Société
Publié dans le dossier
Féminismes : Les nouvelles voix
Temps de lecture : 8 minutes

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