Les retraites au rabais

La macronie est peut-être en train de perdre la bataille de l’opinion, mais ne capitule pas sur son objectif final : réduire les pensions de tous pour pousser les salariés vers l’épargne privée.

Michel Soudais  • 11 décembre 2019 abonné·es
Les retraites au rabais
Jean-Paul Delevoye et Agnès Buzin présentent, le 9 décembre, les conclusions des « consultations ».
© DOMINIQUE FAGET/AFP

L’importante mobilisation contre la réforme des retraites donne des sueurs froides au gouvernement. Celui-ci ne s’attendait visiblement pas à ce que le mouvement de contestation démarre aussi vite, aussi fort. À la veille du 5 décembre, le renseignement territorial prévoyait 270 000 manifestants dans le pays, dont au mieux 25 000 à Paris. Au soir de cette première journée d’actions, marquée notamment par des débrayages massifs dans les transports publics (SNCF, RATP…) et l’Éducation nationale, le ministère de l’Intérieur en totalisait 806 000 dans plus de 250 villes, dont 65 000 dans la capitale. Soit plus qu’au premier jour de la mobilisation contre la réforme Juppé en 1995. Cette entrée en matière a constitué un incontestable succès pour les syndicats, poussés à ne pas relâcher la pression par une base déterminée à faire plier Emmanuel Macron.

Le soutien de l’opinion à cette mobilisation et à la grève (1) constitue, plus encore que l’affluence dans les cortèges, un sérieux avertissement adressé à l’exécutif. La bataille de l’opinion a tourné à son désavantage. Plusieurs jours durant, le gouvernement a tenté de faire croire que le 5 décembre se limiterait aux « salariés d’entreprises qui relèvent des régimes spéciaux », suivant le mot du président de la République ; que la mobilisation était le fait d’un dernier carré de « privilégiés » désireux de « conserver des inégalités »

Cette « pédagogie » primaire destinée à cornériser les opposants a d’autant moins réussi que, parallèlement, des ministres ont semé le trouble avec des annonces contradictoires. Le 6 décembre, Jean-Michel Blanquer tentait ainsi une nouvelle fois de rassurer les enseignants, très inquiets d’un passage à la retraite par points qui amputerait grandement leurs futures pensions : « Quelle que soit votre année de naissance, promettait-il, vous aurez une augmentation. » Au même moment, sur une autre antenne, son ministre junior, Gabriel Attal, indiquait que les revalorisations de salaires annoncées pour les enseignants concerneraient « ceux qui auront vocation à basculer dans le nouveau système ».

Acculé par le mouvement social à retirer son projet, sommé par le Medef et une partie des troupes de La République en marche à dévoiler enfin le détail de celui-ci, après des mois de discussions et de prétendue concertation, Édouard Philippe devait dévoiler mercredi l’intégralité du projet du gouvernement devant le Conseil économique social et environnemental (CESE).

Auparavant, le Premier ministre, toujours déterminé à instituer un « système de retraites universel » – ce qui « implique la disparition des régimes spéciaux » –, a multiplié les réunions d’arbitrage et de cadrage avec les ministres concernés ; dimanche soir, il s’est entretenu à l’Élysée avec Emmanuel Macron et Jean-Paul Delevoye. Plusieurs pistes étaient, semble-t-il, envisagées pour atténuer l’impact du passage à un système de retraite par points : repousser la date d’entrée en vigueur de la réforme, renoncer à équilibrer immédiatement le système de retraite par une mesure d’âge impopulaire, compenser financièrement la fin des régimes spéciaux auprès de ceux qui en bénéficient, prendre en compte la pénibilité de certains métiers…

Mais quelles que soient les décisions et les concessions annoncées sur ces sujets par Édouard Philippe mercredi, celles-ci ne changeront pas fondamentalement la nature de la réforme voulue par Emmanuel Macron. Elle vise d’abord, et la plupart des Français ne l’ignorent plus, à faire des économies. Le système de retraite universel par points, dont le rapport Delevoye présenté en juillet a tracé les grandes orientations, prévoit de limiter à 14 % la part des dépenses consacrées aux retraites dans le PIB. « 14 %, c’est un plafond », a déclaré Jean-Paul Delevoye le 11 octobre sur France Inter. Or comme les plus de 65 ans, qui représentent 20 % de la population française en 2020, seront 27 % en 2050, les pensions baisseront mécaniquement. La prise en compte de l’intégralité de la carrière au lieu des vingt-cinq meilleures années aggravera encore cette diminution. Contrairement aux affirmations du gouvernement, la réforme ne fera quasiment que des perdants.

Afin de compenser autant que faire se peut cette érosion des pensions, deux solutions sont envisageables. Emmanuel Macron en a évoqué une quand, à la fin du « Grand Débat », il a avancé l’idée que tout en maintenant l’âge du départ en retraite à 62 ans il faudrait instituer un « âge pivot » ou « âge d’équilibre » à 64 ans (qui pourra être repoussé dans les prochaines années), en dessous duquel les retraites subiraient une décote et au-delà duquel elles pourraient être augmentées. En clair, il faudra travailler plus longtemps pour obtenir une pension satisfaisante. L’exécutif est bien moins disert sur la deuxième solution, dont une disposition de la loi Pacte, entrée en vigueur au 1er octobre, favorise le développement : il s’agit de l’épargne retraite disponible auprès des banques et des assureurs.

La logique du passage de notre système de retraite par répartition fondé sur la solidarité intergénérationnelle à un système de retraite par points individualisé apparaît ainsi crûment : le système de retraites public va progressivement devenir un filet de sécurité minimal, insuffisant pour garantir le maintien du niveau de vie des seniors, qui devra être complété impérativement par une épargne retraite, prise en dehors du système public, pour éviter le déclassement ou la misère.

« On pourrait enfin assister à une réelle émergence des fonds de pension en France », s’enthousiasmait début septembre le directeur exécutif de la société de conseil Optimind, Jean-Charles Simon, dans Les Échos. Le quotidien économique confirmait quelques jours plus tard que les géants américains, tels BlackRock, qui gère plus de 6 000 milliards de dollars d’actif (2), se penchaient avec gourmandise « sur les opportunités offertes par la réforme de l’épargne retraite ». Offertes par un président-banquier qui a confié le dossier des retraites à un Jean-Paul Delevoye qui avait « omis » de déclarer sa fonction d’administrateur au sein d’un institut de formation de l’assurance. Une distribution de rêve.

(1) 33 % des personnes interrogées par l’Ifop pour Le Journal du dimanche (8 décembre) déclarent soutenir ce mouvement de protestation (ils étaient 27 % une semaine auparavant) et 20 % déclarent de la sympathie (+1 point).

(2) Arte a consacré un documentaire instructif à ce gestionnaire de fonds, moins connu que la banque Goldman Sachs mais peut-être encore plus redoutable : « Ces financiers qui dirigent le monde – BlackRock », à voir en replay jusqu’au 16 décembre sur arte.tv ou youtube.

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