« Lutter pour toutes les femmes »
Comment se mobilise-t-on quand on se trouve face à plusieurs types de domination ? Entretien avec Rokhaya Diallo et Grace Ly, créatrices du podcast Kiffe ta race.
dans l’hebdo N° 1582-1584 Acheter ce numéro
Afroféministes, asioféministes, féministes musulmanes, féministes précaires, féministes lesbiennes… Ces dernières années, de plus en plus de voix pointent la multiplicité des situations des femmes et de leurs revendications. La domination est plurielle, les discriminations multiples. Pour Rokhaya Diallo et Grace Ly, auteures (1), réalisatrices et coanimatrices du podcast Kiffe ta race, qui décortique chaque semaine les multiples facettes du racisme, les oppressions se croisent, se mêlent et les combats de certaines femmes ont été trop longtemps invisibilisés.
Quelles féministes êtes-vous ?
Grace Ly : Je suis féministe, tout simplement, parce que je trouve que cette notion est assez riche pour être inclusive. Mais je me reconnais également dans le terme « asioféministe ». Car quelles que soient les personnes auxquelles je parle, on me renvoie toujours l’idée que je suis une femme asiatique. Or cette façon dont je suis perçue a un impact sur ma place dans la société, sur la façon dont les autres interagissent avec moi. Si je ne me définis pas spontanément comme asioféministe, c’est quelque chose qui me semble important. Il faut que nous, femmes asiatiques, traitions des questions qui nous touchent spécifiquement parce que, si nous ne le faisons pas, personne d’autre ne s’y intéressera.
Rokhaya Diallo : J’ai l’impression que c’est toujours aux féministes minoritaires que l’on demande de se définir. Je milite comme féministe depuis environ vingt ans et, quand je me suis engagée, c’était pour le féminisme en général. Je me définis donc comme féministe, tout simplement. Mais, s’il faut préciser, mon féminisme est aussi antiraciste, décolonial et intersectionnel.
Qu’est-ce que l’intersectionnalité pour vous ?
R. D. : C’est tout simplement considérer que certaines femmes sont à la croisée des oppressions. Elles peuvent être à la fois victimes de racisme, de sexisme, d’homophobie… On ne peut pas ne pas prendre en compte le fait que d’autres dominations existent et qu’elles ont un impact sur la domination sexiste. Notre réflexion se doit d’être intersectionnelle.
G. L. : L’intersectionnalité, pour moi, c’est dire que je suis multiple. Je ne suis pas uniquement une femme, je ne suis pas uniquement asiatique, je suis l’ensemble de tous ces éléments qui font partie de ma vie. Me dire féministe intersectionnelle me permet de mettre en lumière ce que vivent des femmes d’origine asiatique, que ne vivent pas d’autres femmes d’origine et de faciès différents. L’intersectionnalité permet de donner corps à ces multiples dominations subies, à ces multiples réalités, afin qu’on puisse en parler, s’en emparer et penser l’avenir. Il s’agit de ne pas invisibiliser certaines femmes, certains vécus, pour trouver des solutions pour toutes, lutter pour toutes les femmes.
Aujourd’hui, on parle d’afroféminisme, d’asioféminisme, de féministes précaires… Est-il important que ces voix se distinguent au sein du mouvement féministe français ?
G. L. : Il y a effectivement de plus en plus de personnes différentes qui prennent la parole pour parler de leur situation. On ne leur a pas donné le micro, elles l’ont pris. Grâce aux réseaux sociaux, notamment, qui ont démocratisé la prise de parole, sans le goulet d’étranglement que pouvaient représenter les médias, les personnes qui allaient juger de la légitimité de votre parole.
On trouve dans le féminisme français la même chose que dans le reste de la société : la prégnance de l’idée d’universalisme. Mais on se rend compte que la voix que l’on dit universelle, qui est supposée parler pour toutes les femmes, est en fin de compte la voix de la majorité dominante, celle des personnes les plus aisées, qui ont le plus accès à la parole publique. Or, comme disait Simone de Beauvoir, « tout être humain concret est toujours singulièrement situé (2) ». On parle depuis sa propre expérience. Une féministe blanche ne va pas forcément prendre en compte les problématiques de femmes non blanches tout simplement parce qu’elle n’a pas la moindre idée de ce qu’implique le fait d’être une femme asiatique, par exemple, dans notre société. L’universalisme, dans une société inégalitaire, a tendance à masquer les paroles des personnes moins privilégiées. Que tant de voix différentes s’expriment aujourd’hui sur Internet, dans des collectifs, est une excellente chose parce que cela rend compte de la diversité de l’expérience des femmes.
R. D. : Le féminisme français « mainstream » s’est beaucoup concentré sur les préoccupations de femmes blanches et bourgeoises. Des féministes précaires ou minoritaires sur le plan ethnique ont très tôt voulu se mobiliser sur des questions qui les préoccupent spécifiquement. Dès les années 1970, au sein du MLF, il y avait la Coordination des femmes noires. Cette mobilisation est importante car, en tant que femmes non blanches, nous sommes au croisement de plusieurs dominations. On peut être victimes du sexisme de l’ensemble de la société et des hommes issus du même groupe ethnique que soi. Et en même temps être exposées au racisme, y compris de femmes qui se considèrent comme féministes.
On a vu des féministes non musulmanes réclamer que des féministes musulmanes retirent leur voile au nom de leurs valeurs à elles. C’est inacceptable. Des femmes ne peuvent pas considérer qu’elles peuvent dire à d’autres comment elles doivent positionner leur corps dans l’espace. C’est pourtant un discours que l’on entend encore beaucoup en France.
De manière générale, il y a une vision extrêmement condescendante des femmes des minorités. À l’époque de la Coordination des femmes noires, par exemple, tout ce qu’ont retenu les féministes blanches des revendications de ces femmes africaines et afro-antillaises concernait les questions relatives au mariage forcé et à l’excision. Tant qu’on parle de pratiques qui paraissent exogènes, étrangères et barbares, là on peut considérer les revendications des femmes minoritaires. Mais dès lors qu’il s’agit de s’interroger sur ses propres privilèges, c’est plus compliqué. Il est très difficile à des féministes luttant elles-mêmes contre une oppression patriarcale de reconnaître qu’elles puissent produire elles aussi de la domination, ou tout simplement de l’omission en n’écoutant pas les problématiques d’autres femmes.
Selon vous, quelles sont les problématiques qui ne sont pas assez prises en compte par les grandes organisations féministes françaises ?
R. D. : Il y a le racisme, bien sûr, mais aussi la condition des femmes précaires. Pour que les Françaises puissent consacrer davantage de temps à leur vie professionnelle et se mobiliser pour leurs droits, il a fallu que le temps de travail domestique se réduise. Et il ne s’est pas réduit parce que les hommes se sont mis à la tâche (3), mais parce que des femmes précaires, notamment étrangères et sans papiers, ont assuré le travail domestique. Et ces femmes sont invisibles. Nous ne pouvons pas penser à notre émancipation sans penser à l’impact qu’elle peut avoir sur d’autres femmes.
G. L. : Prendre en compte les problématiques de toutes les femmes, c’est lutter pour que les femmes migrantes, comme les travailleuses du sexe asiatiques, puissent avoir accès à leurs droits. Et c’est écouter leur expérience, s’interroger sur les problèmes spécifiques auxquels elles font face, comme la violence dont elles sont la cible.
Ces dernières années, la création d’ateliers et de collectifs réservés aux femmes non blanches a fait polémique. S’organiser en non-mixité, est-ce une nécessité ?
R. D : La non-mixité est un outil de libération de parole et d’organisation dont les féministes se sont emparées dès les années 1970. C’est la même chose pour les questions de racisme. Il est important que les femmes non blanches puissent s’organiser entre elles pour formuler les revendications qui leur sont spécifiques. Nombre de problématiques propres aux femmes non blanches ne sont pas entendues dans une organisation féministe généraliste, faute de place, de temps, et parce qu’une femme blanche ne va pas spontanément y penser.
Ces problématiques vont de questions quotidiennes et de santé – pour une femme noire, avoir accès à un bon dermatologue est compliqué car les médecins sont formés sur des peaux blanches – à la discrimination à l’embauche. Et, bien sûr, à la domination sexiste, qui s’exprime de façon particulière pour les femmes racisées. Il y a tout un imaginaire de corps exotisés qui s’exprime dans les rapports de séduction. Les femmes noires seraient agressives, sauvages, mais auraient une sexualité extrêmement performante, par exemple. Ces préjugés se lient à la domination sexiste et peuvent être porteurs de violences spécifiques.
G. L. : Tout l’imaginaire autour de la femme asiatique est construit sur l’idée de docilité. Elle serait plus douce, plus apte à satisfaire l’homme tout en restant soumise. Or, le rapport de domination renforcé par cet imaginaire peut donner lieu à d’autant plus de violence, physique ou psychologique, que l’on ne s’attend pas à ce que ces femmes s’y opposent.
Pour répondre à toutes ces problématiques spécifiques, la non-mixité est un outil politique. Ce n’est pas un mode de vie. Je ne souhaite pas être entourée seulement de femmes asiatiques. Je n’organise pas ma vie en fonction des étiquettes que l’on me colle. Mais, pour traiter d’une question qui nous est propre, il est important que nous puissions discuter et nous organiser entre personnes concernées. C’est un gain de temps et d’énergie, car nous n’avons pas à nous expliquer, à nous justifier.
Ensuite, quand nous portons ces revendications dans l’espace public, bien sûr, tout le monde est invité et nous prenons le temps d’expliquer aux personnes non concernées ce qui se passe. Chaque chose en son temps. Les bienfaits de la non-mixité sont aussi nombreux que ceux de la mixité, ce sont juste deux outils différents. Et l’un n’empêche pas l’autre.
(1) Jeune Fille modèle, Grace Ly, Fayard, 2018 ; La France, tu l’aimes ou tu la fermes ?, Rokhaya Diallo, Textuel, 2019.
(2) Le Deuxième Sexe, tome I (Gallimard, 1949).
(3) Voir l’enquête de l’Insee, « Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? », Clara Champagne, Ariane Pailhé et Anne Solaz, Économie et Statistique n° 478-479-480, 2015.