Pour la responsabilité du spectateur

Comment aborder J’accuse, de Roman Polanski, étant donné les accusations de viols portées contre lui ? Retour sur cette affaire et sur les questions qu’elle pose quant aux œuvres, au public et à la critique.

Christophe Kantcheff  • 11 décembre 2019
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Pour la responsabilité du spectateur
© AFP

Le 13 novembre est sorti sur les écrans le 23e long métrage de Roman Polanski, J’accuse. Deux mois plus tôt, à la Mostra de Venise, sa sélection en compétition provoquait l’indignation d’associations féministes, tandis que la présidente du jury, la cinéaste Lucrecia Martel, témoignait de sa gêne. Elle reconnaissait toutefois dans la presse : « Je n’ai pas l’intention d’honorer l’homme, mais je pense qu’il est juste que son film soit ici à ce festival. » Elle et son jury lui décernèrent le Grand Prix du jury.

Le 8 novembre, quelques jours avant l’arrivée du film dans les salles, la photographe Valentine Monnier a accusé le cinéaste de l’avoir violée en 1975, alors qu’elle avait 18 ans. Ce que celui-ci a démenti. Cette accusation s’ajoutait à d’autres, émanant de six femmes, dont Samantha Gailey, 13 ans au moment des faits. Pour cette affaire se déroulant aux États-Unis, le cinéaste a été condamné à quatre-vingt-dix jours de prison. Au terme d’un accord avec la famille de l’adolescente, il avait plaidé coupable pour « rapports sexuels illégaux avec une mineure ». Il fut relâché au bout de quarante-deux jours pour bonne conduite. Puis Roman Polanski décida de quitter le territoire américain et de se mettre à l’abri de tout risque d’extradition, car le juge en charge de l’affaire souhaitait dans un second temps le condamner à une nouvelle peine « à durée indéterminée », qui aurait pu aller jusqu’à cinquante ans de réclusion.

Le témoignage de Valentine Monnier, intervenu peu après les puissantes paroles d’Adèle Haenel redonnant une vigueur nouvelle à un #MeToo français dans le milieu du cinéma, eut pour effet de perturber la promotion de J’accuse sur les chaînes de radio et de télévision. Ce qui n’empêche pas le succès du film. À sa troisième semaine d’exploitation, il totalisait 1,15 million d’entrées, selon Le Film français.

Avec pour slogan « Polanski violeur, cinémas coupables, public complice », des groupes féministes, ont appelé au boycott du film en bloquant l’accès de salles indépendantes, comme Le Champo à Paris ou l’Utopia de Bordeaux, qui l’avaient programmé. Tandis que des élus de l’établissement public territorial Est Ensemble, regroupant neuf communes de Seine-Saint-Denis, ont tenté – en vain – de faire interdire les projections de J’accuse.

Ces actes de censure, quelle que soit leur justification, sont inacceptables. L’Observatoire de la liberté de création, fondé sous l’égide de la Ligue des droits de l’homme au début des années 2000, qui comprend aujourd’hui de nombreux partenaires, dont des organisations de cinéma (Société des réalisateurs de films, Acid…), a eu longtemps à affronter, outre des offensives de l’État, les passions liberticides de l’extrême droite, des intégristes et autres ligues de vertu. Désormais, comme le relevait l’écrivaine Belinda Cannone dans une tribune au Monde (du 25 novembre), des volontés d’interdiction se manifestent aussi de la part de militants féministes et antiracistes. Elle rappelait notamment le blocage d’une représentation de la pièce Les Suppliantes, d’Eschyle, à la Sorbonne, au printemps de cette année.

Par définition, tout censeur tient les spectateurs pour irresponsables. Au contraire, ceux-ci doivent pouvoir choisir en conscience s’ils vont voir ou pas une œuvre et, le cas échéant, la critiquer librement. Si Annie Ernaux a légitimement décidé de ne pas aller voir J’accuse, comme elle le disait sur France Inter le 28 novembre, notamment en raison du « déni que [Roman Polanski] maintient depuis l’affaire Samatha Gailey de la violence faite à cette jeune fille », elle s’oppose à toute interdiction. Interrogée sur l’exposition Gauguin qui se tient à la National Gallery, suscitant une polémique outre-Manche en raison des relations du peintre avec de jeunes Polynésiennes, l’auteure des Années recommande que celle-ci soit « accompagnée d’un discours pour expliquer ».

Informer et débattre sont en effet les options les plus respectueuses du public. Encadrer J’accuse d’un débat fut la demande faite par Adèle Haenel aux responsables du Festival international du film de La Roche-sur-Yon, qui l’ont acceptée. Dans ce cadre, la distinction entre l’homme et l’œuvre, une des questions les plus épineuses, et aujourd’hui récurrentes, permet d’être abordée. Certains l’ont précipitamment reléguée au rayon des accessoires, se gaussant même de la référence à la controverse historique entre Proust et Sainte-Beuve. C’est oublier les luttes qui ont eu lieu dans la deuxième moitié du XIXe siècle affirmant la spécificité du champ artistique et littéraire et, à travers les procès intentés à Baudelaire et à Flaubert notamment, l’autonomie de l’œuvre. Autrement dit, la possibilité de considérer un poème ou un film en dehors des valeurs politiques et morales du temps. Comme l’a écrit l’auteur des Fleurs du mal : « Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur de tirer les conclusions de la conclusion. »

Il serait cependant absurde de déconnecter la production d’une œuvre de son époque et d’ignorer la position occupée par son auteur dans le champ artistique ainsi que sa personnalité. J’accuse est donc l’œuvre d’un cinéaste qui occupe une position immensément reconnue dans le champ du cinéma et qui, par ailleurs, est accusé de plusieurs viols. Mais ce serait perdre en complexité dans l’appréhension d’un individu que de s’en tenir à ce seul aspect, aussi grave soit-il. Surtout au vu de ce film qui revisite l’affaire Dreyfus et dont le projet est déjà ancien pour le cinéaste. Il n’est pas inutile de rappeler qu’à partir de septembre 1939, Roman Polanski, alors âgé de 6 ans, et sa famille ont été reclus dans le ghetto de Cracovie. Il a échappé à la déportation, mais sa mère et sa sœur, elles, ont été assassinées à Auschwitz. En outre, Roman Polanski déclare connaître « bon nombre de mécanismes de persécution qui sont à l’œuvre » dans J’accuse. S’il fait là référence aux accusations de viols dont il est l’objet, on peut estimer cela indécent. Il se trouve aussi que le cœur de son œuvre, depuis ses débuts (souvenons-nous de Répulsion, un film de 1965), est marqué par les ressorts de la persécution, réelle ou supposée (la paranoïa).

L’affaire Polanski, le témoignage d’Adèle Haenel et le regain des mouvements féministes ne sont pas sans interpeller la critique. Forme journalistique avec, cependant, ses caractéristiques propres, la critique est une proposition de lecture d’une œuvre, un exercice de description et d’interprétation. Les données factuelles extérieures à l’œuvre considérée auxquelles une critique a recours sont censées apporter des éléments de compréhension supplémentaires. Nous avons publié dans ces colonnes (1) une critique de J’accuse, au demeurant très positive. Aurait-elle pu être plus amplement informative qu’elle ne l’est sur les accusations portées contre Roman Polanski ? Certainement. Mais cette question en entraîne d’autres : faudra-t-il rappeler dans toute critique d’un film d’Hitchcock que Tippi Hedren l’a accusé de harcèlement sexuel ? Dans toute critique d’un film de Chaplin, que celui-ci a fait un enfant à une jeune fille de 15 ans alors qu’il en avait 35 ? Et faudra-t-il systématiquement rappeler, quand il sera question de Madame Bovary, ces mots terribles de Flaubert, adressés à George Sand en novembre 1871, à propos des Communards : « Je suis partisan d’envoyer aux galères toute la Commune et de forcer ces sanglants imbéciles à déblayer les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats » ?

(1) N° 1576, du 11 novembre.

Cinéma
Temps de lecture : 7 minutes
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