Responsabilité des multinationales : Une loi qui revient de loin

Responsabiliser les sociétés mères sur les dommages causés par leurs filiales, c’est l’objectif d’un texte législatif obtenu de haute lutte en 2017 par un collectif d’ONG et des députés de gauche.

Vanina Delmas  • 11 décembre 2019 abonné·es
Responsabilité des multinationales : Une loi qui revient de loin
© Christophe ARCHAMBAULT/AFP

Avril 2012. Alliances

La campagne présidentielle bat son plein et le candidat François Hollande déclare : « Je souhaite que soient traduits dans la loi les principes de responsabilité des maisons mères vis-à-vis des agissements de leurs filiales à l’étranger lorsqu’ils provoquent des dommages environnementaux et sanitaires. » Un collectif d’ONG renforce alors son travail commencé au sein du Forum citoyen pour la RSE (1) pour transformer cette promesse en loi. Le CCFD-Terre solidaire, Éthique sur l’étiquette, les Amis de la Terre et Sherpa, associés aux principaux syndicats (CFDT, CFTC, CGT et CFE-CGC), élaborent un texte de loi puis démarchent les candidats aux législatives pour trouver des soutiens politiques. Trois répondent positivement : l’écologiste Danielle Auroi et les socialistes Philippe Noguès et Dominique Potier.

« L’une des clés de cette bataille est ­l’alliance entre associations, syndicats et politiques, indique Juliette Renaud, chargée de campagne Régulation des multinationales aux Amis de la Terre-France. Au-delà du noyau dur de nos organisations, plusieurs autres cosignaient chaque texte que nous écrivions, donc ça jouait dans l’opinion publique. »

Avril 2013. Prise de conscience

Le Rana Plaza s’effondre au Bangladesh, tuant plus de mille ouvriers et ouvrières des ateliers de textile, en blessant deux mille autres. « Cette catastrophe entraîne alors un basculement dans l’opinion publique et pour ce texte de loi, donc nous accélérons le processus, relate Danielle Auroi. Le texte est simple, ne comporte que trois articles et est déposé par les groupes EELV, PRG, PCF et PS. » Mais les socialistes repoussent le texte.

2015-2016. Lobbys et compromis

S’attaquer à l’impunité des multinationales ne pouvait se faire sans résistances. Les écologistes utilisent alors leur unique niche parlementaire pour obliger le gouvernement à se positionner publiquement. « On ne peut pas dire que Bercy était enthousiaste », ironise Pierre-Yves Chanu, représentant de la CGT. Le syndicaliste se souvient d’une « audition houleuse » pendant laquelle Loïc Rocard, membre du cabinet d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, présentait cette loi comme « un chiffon rouge agité contre le patronat ». La promesse du candidat PS était déjà bien loin, et les stratégies des lobbys très proches, notamment via le Medef et l’Association française des entreprises privées (Afep). « Ce sont surtout des juristes, en dehors des entreprises, qui font de la veille sur tout ce qui peut menacer les multinationales. Quand c’est le cas, ils sortent l’artillerie lourde… », glisse Pierre-Yves Chanu. L’Afep a notamment fourni des éléments de langage aux entreprises du CAC 40 pour répondre au questionnaire sur les droits humains envoyé par la société civile, et son président, Pierre Pinguet, a écrit directement au ministre.

Une version édulcorée du texte est votée en mars 2015 par l’Assemblée, mais le Sénat, dont la majorité est à droite, vote la suppression totale du texte. « Les opposants à cette loi manipulaient les PME en leur faisant croire qu’elles risquaient d’être concernées, alors que le seuil [minimum d’employés pour qu’une entreprise entre dans le champ de la loi] a été abaissé à 5 000 emplois directs !, s’insurge Danielle Auroi. Certes, nous avons obtenu l’obligation d’établir des plans de vigilance dans les entreprises, mais celles du textile contournent encore la loi grâce à des montages qui leur évitent d’atteindre les 5 000 salariés. »

2017. votée In extremis

En février, les députés adoptent définitivement le texte lors de leur dernière semaine de session à l’Assemblée. Mais le Conseil constitutionnel est saisi. « Nous étions un peu désarmés. Le Medef a poursuivi son lobbying en envoyant un mémoire aux Sages. Comment le dénoncer sans froisser les membres du Conseil qui avaient notre loi entre les mains ?,se souvient Juliette Renaud. Nous avons finalement publié une tribune en pesant chaque mot, et nous avons rédigé notre propre mémoire. »

Cette loi pionnière est validée dans les dernières heures du quinquennat Hollande, le 27 mars 2017. L’essence du texte est conservée, mais les restrictions sont de taille : seulement une centaine de groupes concernés, pas d’amendes encourues en cas d’infraction, une charge de la preuve incombant toujours aux victimes… Malgré tout, la justice pourra être saisie deux ans après, soit en 2019. « Nous avions des outils pour essayer de faire juger une société, mais la vraie difficulté est le droit applicable. Dès lors que vous aviez des dommages relatifs, par exemple, aux atteintes à l’environnement, aux droits humains ou concernant des travailleurs à l’extérieur du territoire, c’était très compliqué de les faire juger devant un juge français. On se retrouvait dans une impasse », explique Me Sébastien Mabile, avocat dans l’action des collectivités contre Total pour inaction climatique.

2018-2019. L’après

La bataille du suivi a commencé, menée par les ONG, qui scrutent chaque plan de vigilance. Pour Olivier Petitjean (2), journaliste à Bastamag en charge de l’Observatoire des multinationales, cette loi est un double outil démocratique. « De même que le devoir de vigilance cherche à ouvrir la “boîte noire” de l’entreprise et de ses pratiques aux regards du public, il pourrait redonner la parole aux salariés sur la gestion des entreprises dans leur globalité […]_, rouvrir un espace de mise en débat du sens et des finalités de leurs activités, aujourd’hui confisqués par les directions et leurs équipes de communication. »_

Le texte de loi précise que le plan « a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société », donc les représentants du personnel. Dans les faits, c’est rarement le cas pour le moment. Deux ans après le vote, aucun dispositif de suivi de la loi n’a été mis en place, et 59 des 237 sociétés identifiées n’ont rien publié, selon les ONG qui ont lancé leur radar de vigilance (3) et maintiennent la pression pour obtenir de nouvelles avancées. « Nous demandons aux pouvoirs publics de publier la liste des entreprises soumises au devoir de vigilance ; de rendre accessible l’ensemble des plans de vigilance sur une base de données publique ; de renforcer les exigences de transparence afin de rendre plus accessibles les données financières et extra-financières sur les entreprises, et de baisser et simplifier les seuils d’application de la loi. » Le parcours du combattant ne fait que commencer.

(1) Responsabilité sociétale des entreprises.

(2) Devoir de vigilance. Une victoire contre l’impunité des multinationales, Olivier Petitjean, Éd. Charles Léopold Mayer, 2019.

(3) Plan-vigilance.org

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