Sphère privée, le front caché

Le fardeau de la gestion du foyer, et la charge mentale qui va avec, pèse toujours deux fois plus sur les femmes, qui en paient le prix côté boulot. Premier combat : en prendre conscience.

Adeline Malnis  • 18 décembre 2019 abonné·es
Sphère privée, le front caché
© illustration Dorothée Richard

Tant que la sphère privée n’est pas soumise à une critique sociale aussi sévère que la sphère publique, l’égalité entre les hommes et les femmes ne peut pas être atteinte », écrivait en 2007 le sociologue François de Singly dans L’Injustice ménagère (1). À l’heure où nombre de combats collectifs ont été remportés par des militantes féministes – droit de vote, d’avoir un compte en banque, d’accéder à la contraception, à l’interruption volontaire de grossesse, etc. –, l’égalité dans l’espace privé est loin d’être acquise. S’il n’est plus socialement admis que les tâches ménagères soient exclusivement assumées par les femmes, l’enquête « Emploi du temps » menée par l’Insee entre 2009 et 2010 révèle que, chaque jour, les hommes y consacrent 1 heure 11 et les femmes… 2 heures 36. Plus du double.

Pourtant, les tâches ménagères restent souvent perçues comme un non-sujet. Et pour cause. « Le ménage est invisible aux yeux de celui qui ne le fait pas », écrit la journaliste Titiou Lecoq dans son essai Libérées ! (2)_. « Après avoir lu mon livre, beaucoup d’hommes me disaient :_ “J’avais l’impression que je faisais bien les choses, juste je ne savais pas” », souligne l’autrice. Et de préciser que les premières intéressées elles-mêmes n’en ont souvent pas conscience. Éduquées dans une société où la domination du masculin est structurelle, les femmes ont intériorisé des attitudes sexistes. Bien souvent, elles ont l’impression que les tâches sont réparties de manière équitable, alors même qu’elles en effectuent les deux tiers. « On reproduit des schémas malgré soi. Toutes les structures familiales et même toutes les relations amoureuses sont porteuses d’un message politique », analyse Titiou Lecoq.

La première étape dans la lutte pour l’égalité domestique réside donc dans la prise de conscience. Pour Titiou Lecoq, le déclic a été une chaussette qui traînait. Ce jour-là, alors qu’elle se penchait pour ramasser l’objet, la trentenaire s’est rendu compte de la multitude de petits gestes quotidiens qu’elle était la seule à accomplir dans la famille : ranger le linge qui traîne, passer un coup d’éponge sur une trace de café, jeter les emballages et tickets de caisse abandonnés sur une table, arroser le basilic qui dépérit, remplir la gamelle du chat… Autant de petits gestes qui, isolément, paraissent insignifiants mais qui, mis bout à bout, sont chronophages. En discuter avec son conjoint et refuser d’endosser toute cette charge représente la suite du combat. Du coup, laisser déborder l’évier revêt une dimension éminemment politique : celle de rendre visible le chemin qui reste encore à parcourir…

Le regret d’être mère, tabou suprême Pour être une femme pleinement épanouie, il faut devenir mère : voilà l’idée que la société renvoie en permanence aux femmes. Devant une telle assignation à la maternité, affirmer ne pas vouloir d’enfant est (très) mal admis. Et regretter en avoir eu est socialement insupportable. L’exprimer : impossible. En donnant la parole à une vingtaine de femmes israéliennes de 25 à 75 ans qui, à la question « Si vous pouviez revenir en arrière, avec la connaissance et l’expérience que vous avez aujourd’hui, seriez-vous mère ? », ont répondu non, la sociologue Orna Donath tente de lever un tabou suprême. Les mères qui regrettent d’avoir enfanté sont contraintes de garder leur ressenti derrière des portes fermées, sous peine d’être sévèrement jugées par une société qui les considérerait dès lors comme anormales, défaillantes, égoïstes, voire immorales. Pourtant, prétendre que la maternité relève d’un choix exclusivement personnel est un leurre, « c’est faire fi des injonctions sociales », écrit la sociologue. Orna Donath souligne à ce propos la distinction qui doit être faite entre consentement et volonté. Nombre de femmes ont consenti à être mère, à sacrifier une part de leur liberté pour se conformer à des diktats sociaux, mais ne l’ont pas voulu. Dans cette enquête, Orna Donath leur offre un espace dans lequel elles peuvent enfin s’exprimer. Le Regret d’être mère, Orna Donath, traduit de l’anglais par Marianne Coulin, Odile Jabob, 240 pages, 21,90 euros.
Car ce rôle de « cheffe de foyer » a inévitablement des conséquences sur la vie des femmes, bien au-delà du domestique. Les inégalités ménagères s’exportent dans leur vie professionnelle, notamment via la charge mentale, ce concept qui désigne le fardeau invisible qu’est l’organisation de la sphère domestique : tâches ménagères, prises de rendez-vous, achats… Mais également le contrôle permanent que les femmes doivent exercer sur leur corps pour se conformer à ce que la société attend d’elles. La contraception en est un exemple criant.

« Nos grands-mères ont accepté les effets secondaires de la contraception hormonale, parce que c’était ça ou l’avortement au cintre, explique Sabrina Debusquat, journaliste et autrice de plusieurs ouvrages sur la contraception. La pilule leur a permis d’intégrer le monde du travail plus facilement. Mais, aujourd’hui, les jeunes femmes n’acceptent plus ce à quoi ont consenti leurs aînées. C’est aussi le rôle des hommes d’accompagner les femmes en se disant qu’il n’y a pas de raison que tout repose sur leurs épaules. »

S’affranchir des injonctions à la contraception, à la beauté ou à l’épilation (pour ne citer que celles-là) représente alors une autre manière de militer, de dégager du temps pour les loisirs ou le travail et de rééquilibrer (un peu) la balance. Parce que les femmes sont souvent débordées par tout ce qu’elles ont à faire et à penser : pour elles, pour leur famille et pour la gestion de leur foyer. C’est parce qu’elles doivent assumer ce fardeau qu’elles refusent souvent une charge de travail plus importante dans leur boulot, donc des promotions. Résultat : en France, 85 % des dirigeant·es d’entreprises de plus de cinquante salarié·es sont des hommes. Et 70 % des travailleur·ses pauvres sont des femmes (3).

L’éducation patriarcale joue également un rôle déterminant dans ces disparités. Au travail comme dans la sphère domestique, les femmes sont victimes d’attitudes et de comportements intériorisés dès l’enfance comme étant désirables. Éduquées à prendre le moins de place possible, à être douces, à ne pas faire de vagues, elles sont poussées à se mettre en retrait dès le plus jeune âge. Selon une étude réalisée par Édith Maruéjouls, géographe spécialiste du genre, dans une cour d’école, les filles occupent l’espace périphérique et jouent à des jeux « calmes », tandis que les garçons investissent l’espace central, bougent et font du bruit. À l’âge adulte, ces mécanismes sont toujours à l’œuvre ; ils se traduisent par des difficultés à prendre la parole, à revendiquer ce qui ne va pas, à oser demander un partage équitable des tâches ou une augmentation.

« Les femmes prennent peu la parole au travail par peur d’aller au conflit et parce que, souvent, elles ne se pensent pas assez compétentes, explique Titiou Lecoq. Quand on pense comme ça, on ne se sent jamais légitime. » Pour lutter contre ces engrenages insidieux, la journaliste féministe mise sur la sororité : « Des girls clubs, ça peut très bien fonctionner. Il faut que les femmes s’entraident, s’encouragent à prendre la parole. »

Parler – avec son conjoint, ses enfants, sa famille, ses potes, ses collègues pour déconstruire les schémas. Questionner les normes de genre, mais aussi l’idée selon laquelle l’égalité serait déjà atteinte. « C’est une impression d’égalité, voire une grosse arnaque. On nous dit “vous avez droit à l’IVG et à un compte en banque, c’est bon, c’est réglé”. En fait non, pas du tout. Si on ne déconstruit pas cela, on peut se leurrer facilement, même en tant que femme », alerte Titiou Lecoq.

Ce « mythe de l’égalité déjà atteinte » est notamment l’une des raisons qui poussent des femmes et des hommes qui ont pourtant une pensée et un engagement féministes à ne pas se définir ainsi. Selon un sondage réalisé par BVA en février 2019, 66 % des personnes interrogées – qu’elles se disent féministes ou pas – considéraient le qualificatif « féministe » comme difficile à assumer.

« Ce mot est encore associé à un stigmate très fort », explique Clarence Edgard-Rosa, autrice du livre Les Gros Mots (4). Selon elle, les campagnes de sabordage qui ont visé le féminisme font également partie du problème. Pendant des décennies, les femmes féministes ont été présentées par leurs détracteur·trices comme folles, moches, hystériques, comme des femmes qui en veulent aux hommes. « Évidemment : qui a envie d’être associé·e à une telle image ? questionne Clarence Edgard-Rosa. Mais la pop culture tend à changer cette image pour la jeune génération. Le fait que Beyoncé, par exemple, se dise féministe et l’affiche pendant un concert, ça change la donne : le mot n’est plus associé à quelque chose de négatif pour les ados. » Bien que le concept puisse, par moments, être quelque peu vidé de son sens par les icônes de la pop, celles-ci participent à promouvoir le féminisme et à le rendre séduisant. La pop culture offrirait ainsi à la jeune génération une porte d’entrée lui permettant de se découvrir une conscience féministe et d’entrer dans la lutte, à sa manière.

(1) L’Injustice ménagère, François de Singly (dir.), Hachette, 2008.

(2) Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, Titiou Lecoq, Fayard, 2017.

(3) Conseil économique, social et environnemental/ Haut Conseil à l’égalité.

(4) Les Gros Mots. Abécédaire joyeusement moderne du féminisme, Clarence Edgard-Rosa, Hugo Document, 2016.

Société
Publié dans le dossier
Féminismes : Les nouvelles voix
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