Syrie : « L’affaire Lafarge met en cause la structure même des multinationales »
Soupçonné d’avoir financé l’État islamique pour maintenir ses activités en Syrie, le cimentier est poursuivi en justice. Explications de Cannelle Lavite.
dans l’hebdo N° 1581 Acheter ce numéro
Financement d’une entreprise terroriste », « violation d’un embargo », « mise en danger de la vie d’autrui » et « complicité de crimes contre l’humanité ». Après la mise en examen de huit de ses anciens cadres, l’entreprise française de ciment Lafarge (1) est à son tour mise en cause par la justice, le 28 juin 2018, pour ses activités en Syrie. Au cœur de l’instruction : l’usine de Jalabiya, maintenue en activité par l’entreprise jusqu’en septembre 2014, au prix de centaines de milliers d’euros versés à l’État islamique et à d’autres groupes armés contrôlant la zone. « C’est la première fois qu’une multinationale est directement mise en cause, en tant que personne morale, pour des faits aussi graves », souligne Cannelle Lavite, conseillère juridique de l’European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR). La plainte des organisations Sherpa et ECCHR, accompagnées par onze anciens salariés syriens de Lafarge, avait déclenché les poursuites en 2016. Trois ans plus tard, l’affaire se poursuit, avec de multiples rebondissements, dont l’abandon de la mise en examen pour « complicité de crimes contre l’humanité » n’est pas le moindre. Mais, pour Cannelle Lavite, cette affaire marque déjà une avancée décisive dans la lutte contre l’impunité des multinationales.
Qu’est-il reproché à Lafarge ?
Cannelle Lavite : En 2007, le groupe rachète l’usine de Jalabiya au nord-est d’Alep. Il s’agit alors du plus important investissement étranger en Syrie hors secteur pétrolier. En 2011, le conflit syrien explose et s’intensifie si rapidement que les autres multinationales sur place se retirent du pays. Mais Lafarge prend la décision de rester. Or cela a pour première conséquence de mettre en danger la vie de ses salariés. Dès le début de l’année 2012, les employés informent la direction des risques pris chaque jour pour se rendre à l’usine, des nombreux check-points à franchir et des menaces d’enlèvement. On leur répond qu’ils seront licenciés s’ils ne se présentent pas au travail. Précisons que les travailleurs expatriés de Lafarge sont, eux, évacués dès 2012. À l’époque, le groupe État islamique (EI) commence son ascension en Syrie. Le conflit est toujours plus violent et proche de l’usine. Les kidnappings de salariés se multiplient. Dans ce contexte, Lafarge et sa filiale en Syrie auraient passé des accords, via des intermédiaires, avec différents groupes armés. Entre 2013 et 2014, 13 millions d’euros auraient été versés par Lafarge à ces factions, dont environ 20 000 euros par mois à des intermédiaires de l’EI.
À vos yeux, le goupe Lafarge se serait donc rendu complice des crimes de l’État -islamique en participant à leur financement ?
Lafarge ne pouvait ignorer la nature terroriste de l’État islamique – ce d’autant moins que l’organisation a été listée comme telle par l’ONU. Par ailleurs, des crimes contre l’humanité ont été commis par ce groupe en Syrie et dans la région de l’usine, alors que Lafarge y maintenait son activité.
De nombreux rapports indépendants internationaux ont démontré l’existence d’enlèvements, de torture et de massacres de populations civiles, commis de façon systématique et généralisée. Dans ce contexte, l’entreprise aurait payé des « taxes » pour faire passer employés et matériels, mais également pour s’assurer des achats de matières naturelles. Lafarge ne pouvait ignorer qu’en finançant un groupe responsable de crimes contre l’humanité, elle pouvait contribuer à la commission de ces crimes.
Mais, le 7 novembre dernier, en réponse à une requête des avocats de Lafarge, la cour d’appel a abandonné la charge de « complicité de crimes contre l’humanité ». Que s’est-il passé ?
Selon le code pénal et la jurisprudence française, le complice doit avoir réalisé ses actes en ayant, d’une part, la connaissance que des crimes étaient en train d’être commis et, d’autre part, la conscience que ses actes pourraient contribuer à ces crimes. Mais la cour d’appel a considéré que, en plus de ces deux éléments, il fallait prouver l’intention de Lafarge de s’associer à ces crimes contre l’humanité. C’est une interprétation extrêmement restrictive de la complicité, que nous contestons dans un recours à la Cour de cassation. Cette question est cruciale dans la lutte contre l’impunité des entreprises opérant à l’étranger, notamment dans des pays en conflit armé.
Fin octobre, la cour d’appel a également refusé que l’ECCHR et Sherpa puissent s’associer à la plainte en tant que parties civiles aux côtés des anciens salariés de Lafarge. Pour quelle raison ?
En France, une association peut se joindre à une plainte pénale dès lors que celle-ci entre dans le cadre de son mandat. L’accompagnement des victimes de crimes graves ainsi que la promotion et la défense des droits humains sont l’objet des statuts de nos organisations. Mais la cour a estimé que ce n’était plus suffisant pour justifier que l’on soit recevable comme plaignant. C’est, là aussi, une approche restrictive qui pourrait créer un dangereux précédent. Or, sans l’action des associations, certaines plaintes pourraient ne jamais voir le jour. Car les victimes sont trop souvent dans une telle situation de précarité que, sans accompagnement, elles n’auraient probablement pas les moyens de poursuivre en justice l’une des plus grandes sociétés françaises.
Par ailleurs, en tant que parties civiles, nous avons accès au dossier et pouvons y apporter notre expertise. C’est d’autant plus important que les magistrats spécialisés dans les crimes contre l’humanité disposent de capacités matérielles limitées. Nous avons également déposé un recours à la Cour de cassation sur cette question.
En quoi cette affaire marque-t-elle tout de même une avancée dans la lutte contre l’impunité des multinationales ?
Cette mise en examen envoie un signal très fort aux maisons mères : elles ne peuvent plus se cacher derrière leurs filiales et leur structure corporatiste complexe. Car, en confirmant la mise en examen pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « financement d’une entreprise terroriste », la cour d’appel signifie bien que la responsabilité de Lafarge en tant que société mère est engagée. En cas de condamnation, le code pénal prévoit des sanctions pour l’entreprise qui vont de substantielles amendes à sa dissolution.
Mais il y a également toute la valeur symbolique d’une condamnation, qui a aussi un impact sur la réputation de l’entreprise. Face au risque judiciaire, il faut espérer que les multinationales prennent peut-être enfin des mesures effectives pour identifier et prévenir les violations de droits humains découlant de leurs activités, notamment pour ne pas alimenter les conflits armés et les crimes les plus graves.
(1) Désormais filiale de LafargeHolcim, après sa fusion avec le groupe suisse en 2015.
Cannelle Lavite Conseillère juridique.