Ukraine : Donbass, guerre d’usure

Alors qu’un sommet s’annonce à Paris en vue d’une sortie de conflit, l’insurrection séparatiste dans l’Est accapare la politique ukrainienne et génère de graves atteintes aux droits humains.

Patrick Piro  • 4 décembre 2019 abonné·es
Ukraine : Donbass, guerre d’usure
Vestiges du complexe industriel Ostchem, à Sievierodonetsk. © Patrick Piro

Sa lassitude, au bout de plus de cinq ans d’affrontements dans le Donbass, son quotidien compliqué dans les territoires occupés par les séparatistes, l’incrédulité face aux ébauches de résolution politique, la pression russe omniprésente : Tetyana a démarré au quart de tour. « Je vais vous dire l’opinion du peuple : tout le monde veut la paix ! » Elle s’en retourne dans son village, près de Louhansk. La ville, la deuxième en importance du Donbass après Donetsk, s’est vidée quand l’insurrection a éclaté en 2014 dans ce bassin minier d’Ukraine orientale, frontalier avec la Russie. « Un tiers de la population a fui », indique Tetyana. La situation économique n’était déjà pas rose, après la dissolution de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Avant la retraite, Tetyana travaillait dans une usine textile, qui a fermé – « 4 000 emplois perdus… ». Approvisionnement électrique russe, taxes et prix plus bas qu’en Ukraine : elle cite comme des avantages empoisonnés les facilités dont elle bénéficie côté « République populaire de Lougansk » (LNR) (1), nom donné par les séparatistes pro-russes au territoire qu’ils contrôlent dans cette province. Le plus dur ? « Ils ont interdit tout média en ukrainien. On en a marre de la télévision russe, un robinet à propagande… »

En dépit de violations constantes des cessez-le-feu successifs, la relative stabilisation de la situation militaire permet une circulation partielle des civils. Tetyana revient de Kiev, une visite régulière à ses enfants qui s’y sont réfugiés. Elle descendra du train à Rubizhne pour rejoindre en bus le poste de contrôle de Stanytsia Luhanska. Le village, sur la rivière Siverskiy Donets, est la seule voie de passage entre l’Ukraine et la LNR. En dépit de quelques aménagements – latrines, points d’eau, réfection de la route –, l’entonnoir de Stanytsia Luhanska est un nid de tracasseries qui virent parfois au drame. Le pont a été détruit en 2015, il faut escalader une passerelle en bois pour prendre un nouveau bus de l’autre côté. Plus de 10 000 personnes l’empruntent chaque jour. Interminables attentes, jusqu’à huit heures. Échauffourées, malaises sous le soleil ou dans le froid, vente des bonnes places dans la file, personnes bloquées la nuit quand le couvre-feu interrompt le passage, liste réduite de produits autorisés au transit, et différente selon le sens du passage… Pour toucher leur pension, les retraités, valides ou non, doivent traverser tous les trois mois pour démontrer auprès d’une banque, côté contrôlé par l’Ukraine, qu’ils sont toujours vivants. Idem pour de nombreuses formalités administratives.

Oleg Sentsov, l’étoffe d’un antihéros Jeans et gilet passe-partout, c’est un bonhomme un peu emprunté qui s’avance sous les applaudissements. L’Espace Cardin est plein, le 1er décembre, pour cette rencontre avec Oleg Sentsov, invité par France Culture. L’ambassadeur d’Ukraine remercie Paris, « centre de la mobilisation pour sa libération » et dont la maire vient de faire citoyen d’honneur le cinéaste. Militant du soulèvement EuroMaïdan et mobilisé contre « l’agression russe », Oleg Sentsov est arrêté en 2014 en Crimée, dont il est natif, que Moscou vient d’annexer. Une parodie de procès pour « préparation d’actes terroristes » le condamne à vingt ans de prison, dans des conditions staliniennes. On veut le faire « avouer », Sentsov réplique par une grève de la faim de 145 jours en 2018. Prisonnier politique, il devient une icône de la résistance ukrainienne au régime de Poutine. Le monde du cinéma se mobilise, le Parlement européen lui décerne le prix Sakharov, Paris fait pression : il est libéré en septembre dernier lors d’un échange de 35 prisonniers avec la Russie. Oleg Sentsov, qui revendique la discrétion, entend assumer cette célébrité inattendue « pour la libération des autres prisonniers », ses premiers mots. Sa voix douce et sans affect expose son engagement pour la liberté et l’indépendance de l’Ukraine, sans pitié pour le régime russe, « autoritaire et qui file vers la dictature », et dont il ne « comprend pas » « que certains le soutiennent en France ». Sur la scène s’impose une conscience brute et sans concession, qu’un corps presque immobile laisse s’exprimer sans le moindre effet de manche.
Les enfants de Tetyana sont des « personnes déplacées en interne », IDP selon la dénomination du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU en vigueur. Tout comme Boris et Sergueï, qui ont fui pour leur part la « République populaire de Donetsk » (DNR), autre portion de territoire du Donbass tenu par les séparatistes pro-russes (2). Leur usine d’engrais a fermé dès le début du conflit. Boris montre la photo de son garage détruit par un obus. « Plus de travail… Commerces, banques, etc., rien ne fonctionne à Donetsk. » Ils ont trouvé un job près de Kiev mais prennent tous les mois le train pour revenir « chez eux » en DNR.

L’Ukraine compte officiellement quelque 1,4 million d’IDP, en importance la neuvième population déplacée dans le monde selon le HCR. Sans compter les populations exilées de Crimée depuis son annexion par la Russie en 2014, « ni les ayants droit qui ne se sont pas enregistrés comme IDP », souligne Milan Zaitsev. En mai 2014, par un concours de circonstances rocambolesques, le jeune homme et ses parents ont frôlé l’exécution par une milice pro-russe, lors d’une expédition punitive contre les « maïdanisés » (3) dans leur village de Lyman près de Sloviansk, aujourd’hui à plus de 50 kilomètres de la ligne de front mais à l’époque sous contrôle des séparatistes. La famille s’enfuit à Kharkiv, Milan pousse jusqu’à Kiev, où sa vie bascule. Il délaisse son parcours d’ingénieur en mécanique pour rejoindre Vostok-SOS, une ONG qui naît alors pour aider les IDP – logement, vêtements, insertion, administration, etc. –, « et, de plus en plus aujourd’hui, les populations mises en difficulté par la proximité de la ligne de front », indique-t-il à propos de l’antenne de Sievierodonetsk, ville qui fait office de capitale de la province depuis que Louhansk est aux mains des séparatistes.

La partie occidentale du Donbass, tenue par Kiev, est très militarisée. Passent des semi-remorques transportant du trinitrotoluène (explosif), et des colonnes de véhicules blindés. Point de contrôle, il faut descendre du minibus. « Les hommes seulement, considérés comme des combattants potentiels », précise le chauffeur. Côté Donetsk occupé, c’est Kramatorsk qui assure l’intérim de capitale de province. La ville a compté jusqu’à 80 000 IDP. « Ils sont encore 40 000 », assure Stanislav Chernohor, animateur d’une organisation d’entraide. Inspirateur d’un petit « Maïdan » local en 2014, il avait pris la fuite quand la ville est tombée aux mains des séparatistes, quelques semaines durant. Il déplore aujourd’hui que beaucoup, dans le Donbass, se laissent séduire par « une propagande russe sophistiquée qui flatte leur désir de confort individuel ». Moscou, qui nie être partie prenante du conflit malgré d’indéniables évidences (4), apporte une aide économique substantielle aux républiques autoproclamées. À l’entrée de Sloviansk, côté « loyaliste », des bâtiments montrent encore les séquelles de bombardements et un grand panneau brocarde « ces moutons qui acceptent le passeport russe », que Moscou délivre facilement au sein de la DNR et de la LNR, promettant du travail de l’autre côté de la frontière.

© Politis

Autrefois bassin charbonnier et industriel majeur en Europe, le Donbass a beaucoup perdu de sa superbe. L’usine chimique Ostchem, dont les terrains ont occupé près des deux tiers de la superficie de Sievierodonetsk, expose les carcasses métalliques de structures abandonnées. « Elle employait 10 000 personnes, cinq fois moins désormais en raison de son obsolescence puis du conflit », explique Julia Samokhvalova, de Vostok-SOS. Des sites industriels ont été bombardés. Les terrils parsèment le paysage. « Sur 33 mines, cinq seulement sont rentables aujourd’hui », a enquêté Kostiantyn Krynytskyi, de l’ONG Ecoaction, qui œuvre à la transition écologique dans la région. Les dégâts environnementaux se sont aggravés depuis 2014. La gestion des déchets industriels, déjà très insuffisante, est totalement délaissée. En particulier, l’interruption du pompage des boyaux d’une quarantaine de mines de charbon à l’abandon, dans les territoires occupés, est désignée par plusieurs études scientifiques comme une bombe contaminante à retardement. Le cas le plus alarmant : la mine Yunkom, siège d’une explosion nucléaire souterraine en 1979, dont l’inondation menace de drainer des polluants radioactifs dans l’environnement. À Sloviansk, le centre de ressource de l’ONG DRA s’est penché sur le casse-tête de l’approvisionnement en eau potable du Donbass : 95 % de la ressource est située dans la partie sous contrôle de Kiev, mais le réseau de distribution, très fortement interconnecté, traverse la ligne de front à de multiples reprises. « Qui s’occupe de la maintenance et où ?, interroge Galyna Uvarova, du centre de ressource DRA. Le conflit a endommagé des infrastructures, et la pollution des rivières menace la qualité de l’eau potable. »

Ces préoccupations sont encore presque confidentielles face aux violations des droits humains générées par le conflit armé. « Elles sont devenues notre occupation majeure, alors que la situation s’est améliorée sur le front de la torture d’État et de l’impunité, nos sujets historiques », indique Yevgeniy Zakharov, directeur du Kharkiv Human Rights Protection Group (KHPG), à Kiev. L’organisation, la plus ancienne intervenante dans ce champ en Ukraine, investigue les exactions commises dans les deux camps – crimes de guerre, détentions arbitraires, usage de la torture, disparitions, etc. « Cependant, sur un total de quelque 3 200 civils tués (5)_, les trois quarts l’ont été dans les territoires occupés, même s’il est difficile d’y collecter des données directement sur le terrain. Seules sont tolérées des missions du Comité international de la Croix-Rouge et du HCR, toutes les autres organisations de défense des droits humains ont été expulsées. La jouissance de nombreux droits fondamentaux y est illusoire… Même la liberté de culte : l’église russe est la seule autorisée de fait, toutes les autres ont été fermées ou doivent solliciter un nouvel agrément. »_

Des cas de torture sur des personnes LGBT ont été rapportés, tout comme des discriminations envers les consommateurs de drogue ou la minorité rom. « Pas de liberté d’expression, d’élections ou de partis politiques dignes de ce nom dans ces territoires », insiste Oleksandra Romantsova, directrice du Center for Civil Liberties à Kiev, qui stigmatise aussi le régime auquel est soumis le Donbass sous contrôle ukrainien, « où ne subsistent en pratique que les organisations humanitaires et de protection des enfants ». Sur ce front, la nouvelle législature, qui s’est ouverte en août dernier après la victoire écrasante des partisans du président Zelensky, apporte cependant du baume au cœur à Tetyana Pechonchyk, directrice de Zmina, la Maison des droits de l’homme de Kiev. « À notre surprise, nos revendications ont été plutôt bien reçues. De nombreux parlementaires prennent la résolution du conflit très au sérieux, et ils se sont montrés sensibles à l’alignement rapide de l’Ukraine sur les normes internationales en matière d’interventions en temps de guerre. Et notamment la qualification d’“actes terroristes” régulièrement retenue en matière d’incrimination sur le terrain. » Bien qu’aujourd’hui un peu moins soumis à l’oligarchie, les médias subissent aussi nettement les enjeux du conflit, constate-t-elle, « frappés d’autocensure quand il s’agit de la guerre dans le Donbass, et se contentant d’un très faible niveau d’investigation des actes des forces armées ukrainiennes ».

Mais avec l’enkystement du conflit, une autre inquiétude monte : l’influence d’un nationalisme radical, principalement porté par l’extrême droite, comme l’ont montré cet automne d’importantes manifestations de rue. « Depuis le soulèvement Euromaïdan, la société a été bien plus dominée par la situation de guerre que par les ouvertures “révolutionnaires” qui se sont manifestées alors, constate désabusée Yustina Kravchuk, jeune militante impliquée dans les domaines de la culture et de l’éducation. L’extrême droite n’est pas forte dans les urnes, mais elle domine la politique “de la rue” et bénéficie même de la tolérance de certains militants des droits humains, qui osent croire avec eux que les forces armées ukrainiennes ont la capacité de s’imposer face à Poutine, rejetant toute espèce de compromis sur la question du Donbass et de la Crimée ! Quant à l’agenda social… Il est totalement étouffé par la rhétorique de guerre et du rejet de la Russie. »

(1) Lougansk est la transcription russe de Louhansk. Les dénominations de lieu diffèrent des deux côtés de la ligne de front.

(2) Les deux États autoproclamés du Donbass n’ont été reconnus (partiellement) que par la Russie.

(3) Participants au soulèvement Euromaïdan, lancé fin 2013 contre le président Viktor Ianoukovytch, qui cède à Moscou en renonçant à un accord d’association avec l’UE.

(4) Conversations interceptées, soldats prisonniers affirmant avoir pris sur leurs vacances pour aller soutenir leurs « frères » du Donbass, matériel militaire saisi, etc.

(5) On dénombre au total 13 000 morts.

Monde
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