Une « crise de la masculinité » ?
Si les hommes « vont mal », c’est parce qu’un modèle injuste s’effondre, analyse la philosophe Olivia Gazalé*.
dans l’hebdo N° 1582-1584 Acheter ce numéro
Mais que veulent-elles encore ? Quand cesseront-elles de nous piétiner, de nous tyranniser, de nous émasculer ? On ne peut même plus draguer. » À en croire certains, nous aurions renversé le monde androcentrique pour lui substituer un terrifiant gynocentrisme. Notre société aurait « décliné » dans la « féminisation » généralisée et les hommes se porteraient mal, et même très mal. Mais la « crise de la masculinité » est-elle un phénomène réel, relevant de l’observation sociologique, ou une mystification ? Le thème de l’homme-victime est-il audible ?
Commençons par un rappel. Les « masculinistes » d’aujourd’hui, qui dénoncent une dévirilisation prétendument inédite dans l’histoire, savent-ils qu’il s’agit d’une très ancienne rengaine ? Depuis la Grèce antique, dès que les femmes revendiquent la moindre portion d’espace, certains hommes se sentent menacés de n’être plus de « vrais » hommes. Comme si le monde ne pouvait se partager équitablement qu’au prix de la déchéance mâle et d’un immense désordre social.
Le discours de la « crise de la masculinité » marque la nostalgie d’un âge d’or perdu, celui d’une virilité primitive qui n’aurait pas encore été dénaturée ni pervertie, où l’homme aurait été pleinement « homme » et où la femme serait restée gentiment à sa place « naturelle », à savoir l’espace domestique. Ce thème de la dégénérescence masculine est ainsi une très vieille « stratégie rhétorique (1) » visant à perpétuer la domination masculine et la polarité traditionnelle des rôles sexués en appelant à la « régénération virile ».
On conviendra aisément qu’au regard des discriminations et des violences massives qui s’exercent toujours envers les femmes, le discours de victimisation porté par les masculinistes est irrecevable. Cependant, il faut bien reconnaître que l’homme contemporain montre des signes patents de détresse morale et spirituelle. Oui, les hommes vont mal. Ils vivent moins longtemps que les femmes et sont plus nombreux à échouer dans leurs études, à se suicider, à sombrer dans l’alcoolisme et les addictions de toutes sortes, à remplir les hôpitaux, engorger les tribunaux et saturer les prisons. Mais on se trompe de cause lorsqu’on en impute la responsabilité aux conquêtes féministes. Certes, le féminisme a bousculé l’hégémonie masculine, mais celle-ci a surtout été ébranlée par des transformations sociales et économiques plus vastes – en particulier dans l’organisation du travail –, qui ont rendu très problématiques les valeurs érigées comme « viriles » :la force, la puissance, la performance, le combat, la victoire, l’héroïsme, la rétention émotionnelle et l’hétérosexualité triomphante. Comment se sentir encore un homme, « un vrai », dans une société qui n’offre plus de conflit armé et ne propose guère autre chose que précarité, chômage, stress, inquiétude et un sentiment d’impuissance, tout en orchestrant l’obsolescence des objets comme des personnes ?
Ce qui est entré en crise, depuis déjà plus d’un siècle, c’est le paradigme de la toute-puissance mâle, une idéologie guerrière qui n’a pas seulement théorisé la supériorité de l’homme sur la femme, mais aussi justifié l’oppression de l’homme par l’homme ainsi que l’exploitation technologique de la nature et de l’animal, au mépris des équilibres écologiques. Il s’agit d’une crise de civilisation, celle d’un système de domination, dont les hommes ne sont les premières victimes que parce qu’ils en étaient autrefois les uniques bénéficiaires, moyennant le tribut exorbitant qu’ils s’imposèrent à eux-mêmes, en rejetant hors de la communauté des hommes tous ceux qui n’affichaient pas les marqueurs de la virilité : le faible, l’impuissant, le « sous-homme », le « pédéraste »…
Aussi n’est-ce pas à la « fin des hommes » que nous assistons, mais au crépuscule d’un modèle mortifère pour les deux sexes. Le devoir d’obéissance aux injonctions virilistes exerce en effet une violence symbolique sur tous les hommes, sommés de se conformer à un modèle de puissance et de performance devenu largement hors d’atteinte. Mais cette crise a aussi la vertu de faire émerger de nouvelles masculinités, libérées des stéréotypes de genre. Tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans l’archétype du « premier de cordée » ont la possibilité historique de se réinventer. Une refondation qui serait aussi salutaire pour les femmes. Car tant que les hommes ne s’émanciperont pas des schémas aliénants qui les amputent d’une grande partie de leur vérité psychique, ils s’interdiront des relations équilibrées avec l’autre sexe, et les femmes continueront à subir injustices, inégalités et violences.
Pour que les hommes changent le regard qu’ils portent sur les femmes, il faut qu’ils changent le regard qu’ils portent sur eux-mêmes. La« révolution du féminin »sera pleinement accomplie quand aura eu lieu la « révolution du masculin ».
- Autrice du livre Le Mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes, Pocket, 2019.
(1) L’expression est de Francis Dupuis-Déri, auteur de La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace, Éd. du Remue-ménage, 2018.
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