Brésil : Du deuil à la lutte
Les minorités sociales se mobilisent très activement face aux violations répétées de leurs droits, qui se sont aggravées depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro.
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Le portrait de son fils, assassiné en 2015, est peint sur trois mètres de hauteur à même un mur de sa rue. Le bleu des yeux illumine un visage paisible. Nívia Raposo pose une main maternelle sur celle de Rodrigo. Il avait 19 ans et débutait dans la livraison de repas chauds à Nova Iguaçu, l’une des treize communes de la Baixada fluminense. Cette grande périphérie au nord de Rio de Janeiro est réputée la plus violente de l’agglomération.
Un jour, la milice est venue demander de l’argent à Rodrigo, au motif qu’elle assurait désormais, comme pour tous les commerces du quartier, sa « protection ». Ces mafias, qui recrutent fréquemment d’ex-membres de la police ou de l’armée, infiltrées dans divers secteurs économiques et corrompant des pouvoirs politiques locaux, gangrènent la région. Le jeune homme refuse le racket. Il est abattu quelques jours plus tard.
Sous la machette de Bolsonaro
Depuis un an, le pays subit une rafale de décrets attaquant l’édifice de protection sociale. Si le Parlement parvient à contrer les plus outranciers, ils opèrent un travail de sape dans l’administration et l’opinion.
Retraites. Les règles sont considérablement durcies. L’âge minimum et les durées de cotisation augmentent, l’ouverture de droits « à l’ancienneté », qui autorisait 70 % des départs, disparaît. Une catastrophe dans le secteur du travail informel (qui a explosé : 38 millions de personnes) et rural.
Environnement. Préférence à l’« urbain », expansion de l’agro-industrie et de l’exploitation minière. La régularisation des occupations illégales de terres est facilitée, une « guerre aux amendes environnementales » est engagée, la déforestation a bondi (lire page 24). Bolsonaro, qui conteste les chiffres officiels de l’observatoire ad hoc, en a démis le directeur. Démantelant les organes de protection de l’Amazonie, il s’est mis à dos les principaux pays européens contributeurs au très important Fonds Amazonie.
Agriculture. Plus de 500 nouveaux pesticides ont été autorisés, autant que par l’Union européenne en une décennie. Les critères ont été assouplis, tout comme pour les OGM. Le glyphosate a été rétrogradé dans l’appréciation de sa toxicité.
Populations rurales. La plupart des programmes d’appui aux petits paysans (premiers producteurs bio), aux communautés autochtones ou descendantes d’esclaves ont été gelés.
Éducation et recherche. Des coupes budgétaires massives frappent l’Université, considérée comme gauchiste (– 30 % de dotations), et des organes de recherche (Bolsonaro nie le dérèglement climatique, entre autres faits scientifiques).
Démocratie. Bolsonaro admire la dictature. Un de ses fils, député fédéral, évoque un nouvel « AI-5 », sinistre mesure d’exception datant de la période dictatoriale dans les années 1960, pour lutter contre la « radicalisation de la gauche » (partis, syndicats, mouvement, militants, journalistes), cible d’attaques et de menaces régulières.
Sécurité. Huit décrets organisent la libéralisation de la possession et du port d’armes. S’ils ont en partie été dévitalisés par le législatif, ils ont suscité 50 % de hausse des nouvelles autorisations, portant à un million le total des armes en circulation.
Souveraineté. Le cap économique, ultralibéral, en appelle aux capitaux étrangers pour privatiser biens, services et entreprises (pétrole, électricité, eau, terres, éducation). Au niveau international, Bolsonaro s’est aligné sur Trump. Il veut déplacer à Jérusalem l’ambassade du Brésil en Israël.
« Ces familles modestes en sont devenues malades, abandonnées à leur souffrance, souvent incapables de réagir après ces crimes », témoigne Nívia Raposo. L’association leur fournit une assistance psychologique et sociale, mandate des avocats pour saisir le ministère public (1), s’articule avec des groupes similaires dans le pays. « Les familles sont paralysées par la peur, il faut briser le mur du silence. » La pratique du mémorial de rue se répand pour transmettre la mémoire des victimes. Un documentaire parvient à rassembler des témoignages. Il délie les langues lors des débats. « Nous insistons sur l’emprise du racisme. Les gens en ont peu conscience, alors que la situation empire depuis Bolsonaro. En majorité noire ou métisse, la population ne s’imagine pas réclamer l’éducation, la santé, la culture… »
Et le droit de vivre en sécurité. « Pouvoir circuler sans risque dans la rue, mais aussi accéder au plein exercice de la citoyenneté et de la démocratie, c’est le front actuel de notre lutte. Les favelas ont à peu près obtenu l’eau, l’électricité et l’assainissement de base, mais on y meurt toujours aussi facilement », explique Lidiane Malanquini, du secteur « sécurité publique et accès à la justice » de Redes da Maré. Cette importante structure associative irrigue le Complexe de la Maré, 140 000 personnes habitant dans seize favelas.
Des ruelles étroites et industrieuses où s’enchevêtrent des fils électriques. Assis devant une boutique, un jeune homme fait tranquillement le planton, fusil d’assaut sur les genoux. Un petit groupe contrôle l’entrée des véhicules sur l’une des rues principales. Les jours d’opération policière contre les trafiquants de drogue, c’est porte close pour les services de la Maré, en raison des échanges de tirs. En 2017, les centres de santé ont fermé 45 jours et les élèves ont perdu 35 journées de classe (près de 20 % d’une année scolaire). « Ainsi, l’absence de sécurité publique pèse aussi sur l’état sanitaire de la population et la réussite scolaire », relève Lidiane Malanquini.
Redes da Maré est d’ailleurs née il y a vingt ans quand des étudiantes du Complexe constatent la quasi-absence de jeunes des favelas sur les bancs de l’université. L’association soutient aujourd’hui une -quarantaine de projets – culturels, éducatifs, sociaux ou artistiques – visant à compenser ces inégalités de chances. Chaque année, elle accompagne près de 400 élèves jusqu’au bac et, en dix ans, 1 600 jeunes ont intégré une faculté. « Imaginez qu’un jour soit nommé un juge issu de la Maré, expose Lidiane Malanquini. La police se comporterait certainement mieux vis-à-vis des gens. »
C’est l’inverse qui se produit depuis un an. Dans le sillage de Jair Bolsonaro, Wilson Witzer, un inconnu de la même trempe, a été élu en 2019 au poste de gouverneur de l’important État de Rio de Janeiro. Son credo : la seule manière de lutter contre la criminalité, « c’est de viser la tête ». La police militaire, en charge des opérations dans les favelas, a bien intégré la consigne. « On entend crier “mes ordres ne sont pas de capturer, mais de tuer !”rapporte Lidiane Malanquini. Le risque de sanctions est quasi nul en cas d’exécutions extrajudiciaires. »
Sur les murs et les banderoles, dans les quartiers périphériques, revient une adresse poignante de simplicité : « Arrêtez de nous tuer ! » Huit jeunes ont été sommairement abattus dans une maison en juin dernier pour allégation de trafic de drogue, deux autres chez le coiffeur mi-décembre. Marcus Vinicius, 14 ans, a été fauché en juin 2018 par une rafale de « représailles » tirée au hasard d’un véhicule de la police militaire. L’adolescent se rendait à l’école avec ses livres. Bruna da Silva, sa mère, a conservé la chemisette maculée de sang. « C’est mon drapeau, je l’emporte dans toutes les manifestations. » Elle s’est engagée au service de Redes da Maré. « Do luto à luta » – du deuil à la lutte, l’antienne de ces mères. « Avant, je ne connaissais pas mes droits. Aujourd’hui, j’apprends et je me bats. »
Gilmara Santos da Cunha se dit, elle, « en lutte depuis sa naissance » et affiche ses 35 ans comme un « privilège » : c’est l’espérance de vie moyenne des travestis, marginaux parmi les marginaux. « Dans les territoires comme la Maré, où la répression du trafic de drogue fait office de seule politique publique, cette résilience est déjà une victoire. » Noire, la prostitution pour seule opportunité économique pendant des années, des conditions de vie d’une grande précarité. Sa maison a récemment été mitraillée en pleine nuit. Gilmara Santos da Cunha, fondatrice en 2006 de l’association Conexão G, aide ses semblables : pédagogie sur la phobie LGBT, formation à la sécurité publique, outils d’aide à la survie, « immunisation » contre la violence policière, « il nous faut réinventer chaque jour des solutions pour se maintenir en vie ».
La Maré obtient en 2017 une action civile publique, un mécanisme soutenu par le ministère public pour contraindre la police à respecter le cadre légal de ses interventions, régulièrement violé. Depuis, les indices négatifs ont baissé – nombre d’opérations, décès lors des confrontations, fermetures d’école. Pour remonter brutalement à partir de 2019. Le nouveau gouverneur a obtenu la suspension de l’action civile publique en juin dernier, mais la justice a ordonné son rétablissement deux mois plus tard à la suite de la mobilisation de Redes da Maré. Une action de l’association y a contribué de manière décisive : la rédaction par les enfants du Complexe de lettres racontant leur vie sous la menace des balles de la police. Le tribunal en a reçu plus de 1 500.
Les femmes de la Maré ont aussi fortement pesé, à Brasília, dans la bataille parlementaire qui est parvenue à bloquer un projet de loi gouvernemental qui aurait accordé l’impunité aux forces de l’ordre dans presque toutes les situations mortifères. Observatoire des violences policières, cartographie des fusillades, réseaux sociaux d’alerte, témoignages et indicateurs pour contrebalancer les bilans partiaux de la police après les opérations antidrogue… « Ces derniers mois, la Maré et d’autres favelas de Rio ont multiplié les initiatives pour tenter de sortir ces territoires d’un face-à-face police-trafiquants très insécurisant, souligne Lidiane Malanquini. La population démontre son aptitude à affronter le gouvernement par sa capacité d’innovation. C’est assez révolutionnaire dans un contexte où les forces progressistes classiques sont atones. D’autant plus qu’en première ligne on voit s’affirmer les femmes et le mouvement noir. »
Lors des élections générales d’octobre 2018, qui ont porté Bolsonaro au pouvoir, les quartiers périphériques de Rio de Janeiro ont élu, sous l’étiquette du Parti socialisme et liberté (PSOL), quatre députées noires à la voix forte : Renata Souza, Mônica Francisco et Daniella Monteiro à l’échelon de l’État, et Talíria Petrone au Parlement fédéral. « Nous avons compris qu’il faut désormais lutter sur le terrain politique et élire des personnes de confiance pour nous défendre dans les enceintes du pouvoir », affirme Nívia Raposo (2). Toutes sont d’anciennes collaboratrices ou des proches de Marielle Franco, enfant de la Maré devenue conseillère municipale de la ville de Rio, élevée au rang d’icône des luttes féministes, contre le racisme et pour la défense des droits LGBT, depuis qu’elle a été assassinée le 14 mars 2018 avec son chauffeur, Anderson Gomes. « Alors que la société brésilienne vit un moment très difficile, je vois les mouvements sociaux de base plus forts et plus unis qu’avant », souligne l’avocate Marinete da Silva, mère de Marielle.
Ce 13 décembre, plusieurs centaines de femmes de mouvements noirs, indigènes, LGBT, étudiants, etc. se sont rassemblées face au palais présidentiel de Brasília pour scander à leur manière l’impressionnant hymne « El violador, eres tu » (Le violeur, c’est toi) des féministes chiliennes, dénonciateur du patriarcat machiste et violent. « Hey, Bolsonaro, va te faire foutre ! Les femmes n’ont pas peur de toi ! » Maria Zezé Almeida, du Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), motivait ce matin-là une petite foule sur un terrain vague de Planaltina, l’une des villes périphériques de Brasília, où se concentrent les populations pauvres de la région. Des familles en difficulté de logement venues deux semaines plus tôt planter des tentes sommaires de piquets et de bâches noires lors d’une opération nocturne minutieusement organisée par le MTST.
Au Brésil, la Constitution stipule que la terre doit remplir une fonction sociale et que, à défaut, il est légalement justifié d’exproprier une parcelle vacante afin d’en régulariser l’occupation par un groupe porteur d’un projet d’utilisation. Cette pratique, marque de fabrique historique du Mouvement des travailleurs sans terre (MST) en milieu rural, se développe depuis quelques années dans les villes, à l’initiative notamment du MTST, le plus important collectif de lutte pour l’accès au logement des familles démunies. En 2018, Bolsonaro qualifiait de « terroristes » ces deux organisations. « Alors que nous avons obtenu une reconnaissance officielle pour la qualité de notre travail », souligne Maria Zezé Almeida.
Le MTST a ainsi accès aux budgets publics d’aide à la construction de logements sociaux. « Mais une des conditions, c’est qu’il faut mettre la main à la pâte, annonce la jeune femme. Qui est prêt à participer aux travaux ? » Toutes les mains se lèvent. C’est jour d’inscription officielle pour postuler à une place dans le futur lotissement, qui pourrait accueillir à terme près de 500 familles. La perspective de devenir propriétaire à moindre prix est un immense soulagement pour Carol Barbosa Souza, mère d’un enfant handicapé. « Avec le coût des soins, nous n’avons même plus les moyens de payer un loyer. » Des officiels sont venus prendre la parole, une présence qui vaut caution pour l’opération du MTST. L’aura de Maria Zezé Almeida a joué. Un jour de 2015, elle lâche son travail d’esthéticienne pour s’investir dans le mouvement, jusqu’à être admise au sein de la coordination nationale. Lors d’une précédente occupation à Planaltina, elle impose le respect en marchant vers les forces de l’ordre prêtes à charger femmes et enfants.
Les populations défavorisées innovent, constate lui aussi Max Maciel à Ceilândia, la plus peuplée des villes périphériques de Brasília. « Nous portons des discours, nous parvenons à peser sur des décisions, nous accédons même à l’université… Pourtant, ce n’est toujours pas “notre” université », constate le jeune homme, à l’initiative de Jovem de expressão. L’association, qui a transformé un squat en un lieu d’animation foisonnant, voit passer chaque jour en moyenne 150 de ces « jeunes qui s’expriment ». Accueil sans conditions, formation à la photographie, à la vidéo, à la musique, forum sur l’usage des technologies numériques et sur les risques du contrôle social, c’est un vrai succès à Ceilândia. « La gauche, quand elle était au pouvoir, a échoué à apporter l’équité dans nos territoires. Elle a tellement tardé à s’occuper des droits LGBT ou de l’environnement… Si elle veut un jour faire la “révolution”, elle devra s’inspirer de stratégies nouvelles, comme celles que nous inventons ici. »
Dans l’urgence grandissante, d’anciennes formes de résistance populaire n’ont rien perdu de leur mérite. À São Paulo, quartier de la Mooca, Júlio Lancellotti pratique la préférence aux plus pauvres en curé de choc, comme aux temps de la théologie de la libération. Une cinquantaine d’hommes sont venus écouter une courte adresse religieuse, avant une distribution de nourriture et de vêtements, dons du quartier. Demain, ce sera le tour des femmes. « Ces gens vivent dans la rue, de plus en plus nombreux, sans emploi et dans un état d’abandon qui génère des maladies physiques et mentales. » Deux paroissiennes s’isolent avec ceux qui viennent chercher écoute et un peu de chaleur humaine. Júlio Lancellotti est régulièrement menacé de mort par des anonymes qu’insupporte le soutien à ces « rebuts de la société ». Il est même devenu un ennemi personnel de Bolsonaro, qui lui a intenté un procès. Le prêtre l’a traité de raciste, de machiste et d’homophobe. « Je ne fais que qualifier ses propres déclarations… »
(1) Corps de procureurs indépendants chargés de faire respecter et d’actionner la justice.
(2) Citons aussi, entre autres, l’élection d’Érica Malunguinho, députée transgenre de l’État de São Paulo, ou encore le collectif de l’État du Minas Gerais : Áurea Carolina (députée fédérale), Andréia de Jesus (députée d’État), Cida Falabella et Bella Gonçalves (conseillères municipales de Belo Horizonte).