Brésil : Une gauche désemparée

Les outrances quotidiennes de l’équipe Bolsonaro et le soutien dont il continue à bénéficier dans l’opinion publique musellent le camp progressiste, impuissant à reprendre la main.

Patrick Piro  • 8 janvier 2020 abonné·es
Brésil : Une gauche désemparée
© Lula, ici au 7e congrès national du Parti des travailleurs, le 22 novembre 2019, est perçu par certains comme un remède au cauchemar Bolsonaro.Suamy Beydoun/AGIF/AFP

Apathique, immobilisée, éteinte : les analystes ne manquent pas d’adjectifs pour décrire l’état de la « gauche » au Brésil. Partis politiques, syndicats, mouvements et ONG progressistes semblent incapables de freiner la déferlante Bolsonaro. « La volonté destructrice généralisée du gouvernement est dirigée contre l’institution et sa fonction – université, justice, protection sociale, etc. –, constate le sociologue Muniz Sodré, à Rio de Janeiro. C’est inédit : même la dictature considérait que c’était l’individu qui était subversif, pas l’école ! »

La consternation domine encore, un an après, devant les décisions du Président, ses invectives et ses outrances. « C’est la technique du rideau de fumée, relève un enseignant en sciences sociales de Brasília qui souhaite conserver l’anonymat. Par ses déclarations grotesques, Bolsonaro entraîne la gauche à réagir sur son terrain. Il sature le Parlement de projets de loi dont il sait qu’un bon nombre seront recalés, telle l’extension de la loi antiterroriste au Mouvement des sans-terre (MST). Pour se plaindre ensuite que le législatif l’empêche de gouverner… » C’est chaque jour un nouvel incendie à éteindre, soupire Maia Sprandel, assistante du Parti des travailleurs (PT) au Sénat. « On est épuisé·es… »

Et puis les manœuvres d’intimidation sont constantes. L’enseignant cité plus haut témoigne de pressions dans son milieu professionnel. « Sur les réseaux sociaux, une milice bolsonariste bondit sur des parlementaires, des journalistes, des activistes, avec menaces de mort parfois », ajoute Marivaldo Pereira, assistant parlementaire du député fédéral Ivan Valente (Parti socialisme et liberté, PSOL), qui déplore par ailleurs le silence des organes de contrôle de l’État – fisc, justice… –, « également sous influence ».

Les grandes organisations sont entrées en résistance. Les syndicats sont affaiblis, privés d’une part de financement durant le mandat de Temer (1). « À l’époque du PT, les militant·es mettaient la pression sur le gouvernement, se souvient Marivaldo Pereira. Aujourd’hui, plus rien, ou presque. Pour la réforme des retraites, aucune mobilisation digne de ce nom. » Il faut dire que la société civile n’a plus d’espace de négociation, les aides publiques ont fondu et une criminalisation rampante des mouvements sociaux les incite à la prudence. « Les droits humains sont présentés comme “ennemis” par le gouvernement, dénonce Carla de Oliveira, avocate liée au MST, car revendiqués par des populations qu’il traite comme marginales ou criminelles –  Noir·es, communautés périphériques, femmes, LGBT, sans-terre. »

Ces derniers groupes sont actuellement très actifs, convient Caio Tendolini, « mais cependant bien dispersés ». Il tente d’y remédier, inventeur d’une coalition originale aux municipales de 2016 à São Paulo, puis en 2018 à l’assemblée législative de l’État de São Paulo (Alesp) : le « mandat collectif du groupe activiste ». À l’Alesp, ce sont neuf « codéputé·es », issu·es de différents secteurs en lutte (femmes, mouvements noirs et indiens, communautés périphériques, agriculture bio, culture, etc.), qui coélaborent des positions portées par Mônica Seixas, qui fut choisie pour être officiellement candidate – et a été élue députée. Caio Tendolini espère voir l’expérience plus largement diffusée lors des municipales de 2020.

La gauche (pas plus que la droite) n’est cependant en mesure de proposer un nouveau projet politique à la société. Le PSOL est l’un des partis les plus remuants de l’opposition à la Chambre des députés. Mais il n’y occupe que 10 sièges (sur 513). Le PT, qui en a 54, est longtemps resté centré sur la bataille de libération de son chef historique, Lula, emprisonné en avril 2018 pour une douteuse affaire de corruption et relâché (temporairement ?) début novembre. Les autres partis de gauche, plus ou moins centristes, sont dispersés.

En dépit d’une chute de sa popularité dans les sondages et de bourdes qui ont parfois « secoué » ses alliés depuis un an, Bolsonaro n’a pour le moment pas trop de soucis à se faire. Militaires et paramilitaires, acteurs de l’économie libérale, agro-industrie, quelques grands médias, sphère évangéliste, réseaux sociaux antiorruption : « Tant que cette frange rassemble, comme actuellement, un tiers des opinions favorables, les parlementaires motivés n’oseront pas une procédure de destitution, vouée à l’échec, car le grand centre mou du Congrès suit toujours le vent dominant », estime Marivaldo Pereira.

Reste l’atout Lula. Il a immédiatement été revêtu de la tunique de sauveur de la nation, par le PT et une partie de la gauche en tout cas, qui ne voient que lui et son importante popularité, à court terme, pour interrompre le cauchemar Bolsonaro. « Lula a changé, c’est un nouveau leader qui est sorti de prison, estime Carol Proner, de la jeune Association brésilienne de juristes pour la démocratie. Il a notamment pris conscience du fait que la question raciale est structurelle pour tout nouveau projet de gauche. » Il a prévu de parcourir le pays en 2020.

(1) Michel Temer a été président entre la destitution de Dilma Rousseff (août 2016) et l’élection de Bolsonaro

À consulter : www.autresbresils.net, le site de l’association Autres Brésils, qui livre des articles sur l’actualité brésilienne traduits en français.

Monde
Temps de lecture : 5 minutes

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