Dans la tête de Solidaires

L’union syndicale nous a ouvert ses portes pour vivre deux journées cruciales du mouvement contre la réforme des retraites.

Erwan Manac'h  • 15 janvier 2020 abonné·es
Dans la tête de Solidaires
À la réunion du secrétariat national de Solidaires, qui se déroule chaque vendredi matin.© Erwan Manac'h

Jeudi 9 janvier, 36e jour de grève, 10 heures : le siège de Solidaires est presque désert. La vie syndicale quotidienne a été éclipsée par une mobilisation d’ampleur inédite. L’ensemble des militant·es sont sur les piquets de grève ou dans les assemblées générales. Frédéric Bodin, alias Bobo, secrétaire national du syndicat, triture l’oreillette de sa radio, à l’entrée de la salle des conférences. Le « brief » du service d’ordre (SO) touche à sa fin. « On s’attend à une manifestation tendue », annonce un responsable, en distribuant des brassards Solidaires. « Aujourd’hui, au moindre feu de poubelle, les forces de l’ordre balancent une grenade de désencerclement, confirme Frédéric Bodin. Résultat, les gens hésitent à venir manifester parce qu’ils flippent ou parce qu’ils ne peuvent pas venir avec des enfants. »

Que faire si le cortège se retrouve noyé sous la lacrymo ? « On tousse… » se gausse un cadre du SO, prof dans un lycée professionnel. « On fait ce qu’on peut, l’idée étant de tenter de resserrer les rangs pour se protéger, complète Frédéric Bodin_. C’est le principe même du syndicalisme : en groupe, on est plus fort. Mais nous ne sommes que des médiateurs, d’ailleurs on fait en sorte que les militants du SO ne soient pas des professionnels de la sécurité. »_

Le service d’ordre est mis en place par chaque syndicat comme un gage donné à la préfecture de police. Frédéric Bodin y officie depuis le mouvement contre les lois Devaquet, en 1986, quand il était encore lycéen. « Autant dire que j’ai vu les choses évoluer », raconte le militant. À ses débuts, le service d’ordre musclé des grandes organisations était surtout mobilisé pour protéger les leaders syndicaux des attaques de militants fascistes et contre les « gauchistes », qu’ils considéraient comme des ennemis de leur lutte des classes. « Ils en venaient souvent aux mains », se souvient Frédéric Bodin. Les deux camps se sont progressivement apprivoisés et la menace vient désormais de la police. « Le rapport avec elle a changé à partir de 2016 et des lois travail. Elles se confrontent plus directement aux manifestants. Avant, il y avait un respect pour les syndicalistes. Plus maintenant. »

C’est aussi depuis cette époque qu’ils ont été coiffés à l’avant des manifestations par un « cortège de tête », mêlant des militant·es de tous bords, beaucoup de jeunes, le black bloc et des mouvements se revendiquant apartisans. « Ce sont les images de violence policière dans les lycées qui ont donné naissance au cortège de tête », juge Frédéric Bodin.

12 h 30 : un imposant groupe de CRS fait déjà le piquet à l’entrée du boulevard Magenta, par lequel la manifestation parisienne doit quitter la place de la République. Le service d’ordre est lui aussi en place, une corde tendue forme un carré autour des leaders syndicaux. C’est l’heure du rituel immuable de la conférence de presse en plein air, où les journalistes viennent à tour de rôle cueillir l’image et la déclaration du jour du leader de la CGT. Les deux codélégué·es généraux de Solidaires, Éric Beynel et Cécile Gondard Lalanne, figurent rarement dans leurs plans de reportage mais sont là pour la photo de groupe. « Le rituel du carré de tête est un peu sinistre. Ce n’est pas vraiment notre vision du syndicalisme, mais nous jouons le jeu », souffle Éric Beynel. Militant lui aussi depuis le mouvement contre les lois Devaquet, ce fonctionnaire des douanes a passé le pas du syndicalisme au moment de la création de SUD-Douanes en 1995.

14 heures : le départ de la manif est donné avec une demi-heure de retard, après la photo de famille des leaders syndicaux en rang serré. Mais une foule immense a déjà envahi tout le boulevard et le « cortège de tête » a été à son tour dépassé par une foule de gilets jaunes. Ils avancent lentement et marquent de longues pauses, sans leader ni mot d’ordre pour conduire la foule. La police s’introduit à plusieurs reprises au milieu de cette manifestation capricieuse pour tenter de la faire avancer, d’autorité, mais ne parvient qu’à faire monter la tension.

17 h 20 : la pluie et la nuit tombée ont achevé de déstructurer le carré de tête, qui n’est plus matérialisé que par la corde tendue autour des leaders syndicaux détrempés. Le service d’ordre, lui, ne quitte pas ses positions. Force ouvrière et la CGT se laissent griser par le succès de la mobilisation et proposent un départ groupé de tous les négociateurs de l’intersyndicale, en direction du siège de Force ouvrière, où doit se tenir la réunion du jour. Au passage du cortège devant la gare Saint-Lazare, le petit groupe représentant quatre organisations syndicales (FO, CGT, FSU et Solidaires) sort du carré de tête pour s’engouffrer dans les couloirs du métro, qui baignent dans l’odeur de gaz lacrymogène.

Vendredi 10 janvier, 37e jour de grève, 9 h 45 : le secrétariat national programmé ce matin, comme chaque vendredi, accuse un gros quart d’heure de retard. Les mines sont marquées de fatigue, mais l’humeur est enjouée. La mobilisation atteint un sommet partout en France et l’intersyndicale de la veille a accouché, peu avant minuit, d’un large consensus en faveur d’une intensification des mobilisations. « J’ai dormi quatre heures, ça pique un peu, grince Simon Duteil, secrétaire national, mais les nouvelles sont bonnes. »

Les quatorze dirigeant·es de Solidaires – six femmes et huit hommes – se partagent la parole et les responsabilités autour de quelques tables disposées en rectangle. « La CGT voulait un “feu roulant” de mobilisation sur trois jours. Elle estime qu’on est sur un truc exceptionnel et qu’on a besoin de donner du biscuit pour les AG avec un appui fort, introduit Simon Duteil, qui revient sur l’intersyndicale de la veille_. La FSU voulait une manifestation forte le mardi, et Force ouvrière une seule grosse journée jeudi. La présence de la CFE-CGC change un peu les équilibres. »_ Solidaires, avec ses 110 000 adhérents, comme souvent dans ce type de circonstances, n’a pas d’état d’âme. « On a tiré le bilan des échecs des mouvements de 2003 et 2010 pour les retraites, de 2016 contre la loi travail… Notre message doit être de dire qu’on part en [grève] reconductible », résume Éric Beynel.

Depuis quatre ans et les premiers mouvements contre la loi travail, les grandes organisations syndicales ont pris l’habitude de travailler côte à côte, pour tenter de faire jouer la complémentarité, chacune étant implantée dans des secteurs différents. Solidaires est une union syndicale de culture autogestionnaire, née d’un rapprochement entre le Groupe des Dix (1) et de syndicats SUD issus d’une scission de la CFDT, après que celle-ci a signé la réforme des retraites de Juppé en 1995. Elle est très présente chez les journalistes (SNJ), au ministère des Finances, à la SNCF, dans l’éducation, la culture, le secteur associatif ou encore la chimie. Tous les sujets ne font néanmoins pas consensus. « Quand on a demandé à ajouter une phrase sur les violences institutionnelles, le gars de la CFE-CGC avait chaud. Et FO était contente qu’elle s’y oppose », rapporte un des négociateurs. Il faut dire que le syndicat des cadres compte en son sein l’organisation de policiers Alliance et que FO héberge le SGP-Police.

L’argumentaire et la stratégie du syndicat se construisent progressivement, par consensus, et la liste des tâches du jour s’allonge. Il faut organiser une réunion avec deux syndicats de l’union déjà mobilisés sur d’autres fronts, et qui peinent à rejoindre le mouvement contre la réforme des retraites. « Hier j’ai senti une manif plus combative, analyse Verveine Angeli, secrétaire nationale. Ce n’était pas la fête de la fin. » La rédaction de plusieurs tracts est mise en chantier et il faut préparer un « texte martyr » pour l’intersyndicale que Solidaires accueille, le lendemain, dans ses locaux. « Ce ne sont pas les modèles anciens qui vont nous aider à comprendre ce qui se passe, prévient Simon Duteil. Il se passe quelque chose de nouveau depuis quatre mois. » Les participants cherchent aussi des volontaires pour accueillir les journalistes. « Après la manif, la moitié du SO sera au siège, on voulait faire un débriefing gourmand », sourit Frédéric Bodin.

14 h 15. La « conférence téléphonée » avec toutes les composantes de l’union syndicale commence. Les syndicats sectoriels et les unions départementales, autonomes chez Solidaires, se succèdent au téléphone pour un rapide point sur la situation partout en France. À Paris, « une AG féministe a été mise en place. La non-mixité ne va pas de soi et nécessite d’être expliquée ». Dans le Gard, « l’intersyndicale se réunit avec la CFTC tous les jours, pour prévoir des activités ». À Rennes, l’intersyndicale a rencontré des tensions avec un petit groupe d’autonomes et « le rail commence à s’essouffler un peu, mais le secteur lycée se mobilise », rapporte le syndicaliste local. La parole est à Julien Troccaz, de SUD-Rail, visiblement épuisé : « Après six semaines, le doute commence à arriver. On est tous dans le dur. La clé n’est pas que dans le soutien financier, mais dans la généralisation de la grève à d’autres secteurs. On veut bien être la locomotive, à condition d’avoir des wagons qui nous collent au cul. C’est important de venir dans les AG pour montrer aux cheminotes et aux cheminots que leur grève est soutenue. » SUD-Commerce s’interroge sur les moyens de mobilisation alternatifs et propose d’organiser une manifestation nocturne, comme à Marseille : « Si on multiplie les manifs, à un moment, ça va lasser. » SUD-PTT fait remonter des chiffres de grève en baisse, « mais des équipes militantes mobilisées » : « On est dans quelque chose d’inédit. Même en 1995 ou en 2010, ce n’était pas si fort. Il faut en prendre conscience. L’heure n’est donc surtout pas à la déprime. »

(1) Le Groupe des Dix a rassemblé des syndicats autonomes dès 1981 pour jouer un rôle de contre-pouvoir après l’élection de Mitterrand. Elle se rapproche de SUD-PTT un an après sa création, en 1988, à la suite de l’exclusion par la CFDT de plusieurs syndicats des PTT.

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