Plaquage ventral : Le geste qui tue
La mort du coursier Cédric Chouviat après un simple contrôle routier soulève de nouveau la question des méthodes d’immobilisation utilisées par la police.
dans l’hebdo N° 1586 Acheter ce numéro
Cédric Chouviat a rendu son dernier souffle à 3 h 30, dans la nuit du 4 au 5 janvier. Moins de 48 heures avant, quatre policiers l’interpellaient non loin de la tour Eiffel. Le nom de ce coursier de 42 ans, père de cinq enfants, s’ajoute à une liste tristement longue (lire encadré page suivante). Derrière chaque nom, une interpellation qui a viré au drame. Certaines n’ont abouti à aucune condamnation, d’autres n’ont pas encore connu leur dernier mot – comme pour Adama Traoré –, mais chacune questionne les méthodes des forces de l’ordre. L’affaire Cédric Chouviat, d’abord simple contrôle routier, relance le débat autour des techniques d’immobilisation. Des associations et des élus voudraient les voir interdire pour que cesse de s’allonger la liste. Mais cette affaire illustre surtout un manque de clarté sur la formation des agents de terrain en France.
Téléphone au volant ou plaque d’immatriculation poussiéreuse ? Les raisons du contrôle de Cédric Chouviat ont fait l’objet de plusieurs versions de la part de la préfecture. Mais dans les premières heures qui ont suivi le drame, l’institution ne s’est pas limitée à cette seule approximation. Le coursier a d’abord été déclaré vaguement comme « irrespectueux et agressif » ; mais des vidéos publiées par Mediapart le montrent en train de filmer les agents, avant d’être plaqué au sol. Le plaquage, d’abord éludé par une préfecture avare de détails, aurait été précédé d’une clé d’étranglement, selon un témoin contacté par le média indépendant. L’incompréhension laisse place à l’indignation quand la famille de Cédric Chouviat reçoit l’avis médical. Le quadragénaire a fait « un arrêt cardiaque suite à un manque d’oxygène ». L’autopsie, communiquée par le parquet de Paris, confirme la mort par asphyxie, en plus d’une fracture du larynx. Le procureur a ouvert une information judiciaire pour « homicide involontaire ».
16 morts depuis 1998
En une vingtaine d’années, on dénombre 16 victimes des forces de l’ordre ayant perdu la vie après avoir été immobilisées grâce à une technique considérée comme dangereuse (plaquage ventral, pliage ventral ou clé d’étranglement) : Mohamed Saoud (1998), Ricardo Barrientos (2002), Mariam Getu Hagos (2003), Abou Bakari Tandia (2005), Lamine Dieng (2007), Hakim Ajimi (2008), Ali Ziri (2009), Mohamed Boukrourou (2009), Mahamadou Maréga (2010), Abdelhak Goradia (2014), Amadou Koumé (2015), Serge Partouche (2011), Wissam El Yamni (2012), Abdelilah El Jabri (2012), Adama Traoré (2016).
De quoi penser la réaction de Christophe Castaner un brin candide quand, à propos du décès de Cédric Chouviat, il déclare en marge des vœux aux syndicats policiers, le 8 janvier : « S’il est établi qu’une technique, quelle qu’elle soit, et je ne suis pas dans l’affirmative, peut générer la mort d’un homme, évidemment nous étudierons la question de suspendre cette technique. »
Après un premier rapport d’Amnesty International en 2011, c’est l’Action des chrétiens contre la torture (Acat) qui appelait en 2016, dans un rapport, à interdire le plaquage ventral. Autrice du document, Aline Daillère s’exaspère du flou autour de cette méthode : « Après plusieurs entretiens avec des policiers, je n’arrivais pas à savoir si la technique était réglementée ou pas. Je ne savais pas grand-chose à part que personne n’avait de certitude. » Dans ses recherches, elle trouve tout de même une note interne de 2008 de la direction générale de la police nationale, qui émet des recommandations : « Lorsque l’immobilisation d’une personne est nécessaire, la compression – tout particulièrement lorsqu’elle s’exerce sur le thorax ou l’abdomen – doit être la plus momentanée possible et relâchée dès que la personne est entravée par les moyens réglementaires. » Ce demi-aveu ne suffit pas pour la juriste de l’Acat : « Il faut clarifier la situation. Pour tout le monde et pour les policiers eux-mêmes. Si ça n’est pas clair en haut, ça ne doit pas être clair pour les agents, et ça peut les amener à commettre des gestes inappropriés. »
Pierre (2), agent de police secours (3) puis officier de police judiciaire, essaie de se souvenir de sa formation. « C’était il y a dix ans, ça commence à faire loin », souffle-t-il embarrassé, avant de corriger : « Une seule personne doit “coller” [exercer une pression] le suspect. En principe, il n’y a pas besoin d’exercer tout son poids sur la personne. » Ces enseignements, transmis lors de la formation initiale des policiers, s’effectuent sur douze mois. La période peut paraître courte ; pourtant, dans les faits, elle a été encore réduite depuis les attentats de 2015. Le gouvernement avait promis de renforcer les effectifs. Mais pas moins de dix écoles de police avaient fermé leurs portes entre 2009 et 2012. Avec des moyens atrophiés, la seule solution trouvée a été de multiplier les arrêtés et les décrets pour déroger à la durée normale de formation des policiers. Certaines promotions ont vu leur temps en école amputé de trois semaines, voire onze semaines pour d’autres.
La formation continue des policiers aurait pu corriger le tir. Un arrêté de 2015 affirme l’obligation pour les agents actifs d’effectuer douze heures annuelles de formation au maniement de l’arme de service et aux méthodes d’intervention. Une obligation non respectée, selon le policier parisien : « À part l’entraînement au tir, la formation est marginale, voire inexistante. » En cause, la mobilisation permanente des fonctionnaires sur leurs missions quotidiennes. « Pour ces stages, il faut avoir du temps libre, chose rare, mais pas seulement. J’ai demandé à deux reprises des stages, ils ont été annulés car le formateur n’était pas disponible », assure Pierre. Et si les textes prévoient le retrait de l’arme en cas de déficience avérée, aucune interdiction de terrain ne semble prévue pour des carences dans les techniques d’immobilisation, contrairement à la Belgique.
Notre voisin européen prévoit également des restrictions sur le plaquage ventral depuis 2005. « La pratique n’est pas formellement interdite par la loi, mais elle est fortement déconseillée par les juges. Subtilité juridique belge », rapporte, amusé, Vincent Gilles, président du SLFP Police, plus grand syndicat belge des forces de l’ordre. Policier de terrain pendant près de trente ans avant d’endosser son rôle de représentant permanent, il précise : « Il est en revanche indiqué qu’il ne faut pas déposer le genou pour exercer une pression sur la base de la nuque ou sur les côtes flottantes. » D’autres pays ont régulé ou banni le décubitus ventral, comme la Suisse, ou encore les villes de New York et de Los Angeles.
En réaction à la mort de Cédric Chouviat, Raphaël Glucksmann, député européen, et Julien Bayou, secrétaire national d’EELV, ont tous deux appelé à l’interdiction de cette technique. Danièle Obono voulait déjà aller dans ce sens en février 2019, quand elle a déposé avec d’autres députés LFI une proposition de loi. Le texte préconise l’interdiction du plaquage ventral, mais également d’autres techniques présentant un risque d’asphyxie, comme le pliage ventral ou les clés d’étranglement. La députée de Paris se veut pragmatique : « Ne pas utiliser ces techniques dangereuses n’a jamais empêché les violences policières, comme elle n’empêche pas d’intervenir non plus. Le seul et vrai résultat : ça peut au moins éviter d’autres morts. » D’autres élus ont appelé à interdire.
(1) France contre Mohammed Saoud, 2007. Les policiers avaient laissé le suspect pendant plus de 30 minutes dans cette position, entraînant une lente asphyxie.
(2) Le prénom a été changé.
(3) Policier de terrain, principalement dans la lutte de la petite et moyenne délinquance sur la voie publique.