Prochain arrêt, l’ombre
Adapté par Aurélia Guillet, Le Train Zéro, une nouvelle du Russe Iouri Bouïda, est une fable bouleversante sur la fin d’un monde.
dans l’hebdo N° 1587 Acheter ce numéro
Dans le Terrier, salle souterraine du théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis, la poésie du Train Zéro est à son aise. Portée par le comédien Miglen Mirtchev, qui a fait découvrir à la metteuse en scène Aurélia Guillet le texte de l’auteur russe contemporain Iouri Bouïda, traduit par Sophie Benech, elle se déploie d’emblée dans tous ses paradoxes. Dans son âpreté comme dans sa douceur très sensuelle.
Butant sur les poutres qui découpent l’espace en un labyrinthe, une lumière faible et vacillante fait du plateau un lieu de trouble et de métamorphoses. Adaptée en monologue pour la scène, la nouvelle présente d’ailleurs des traits kafkaïens : lorsque Miglen Mirtchev raconte l’arrivée du protagoniste central, un certain Ivan Arbadiev, dans une steppe inhospitalière jamais nommée, on pense au Procès. Subtilement guidés par l’acteur, nous pénétrons dans un univers aux méandres teintés d’absurde.
Tandis que sur un écran installé en fond de salle apparaît une photo ancienne, la voix profonde de l’interprète nous apprend qu’Ivan a été affecté très jeune à l’entretien d’une nouvelle voie ferrée. Toute une colonie a été formée dans l’attente d’un « Train Zéro » dont personne ne sait rien, sinon qu’il est composé de « cent wagons aux portes bouclées à mort et plombées, deux locomotives à l’avant, deux à l’arrière – tchouk-tchouk – hou-ou ! ».
Orphelin, Ivan a tout donné pour ce véhicule dont le lieu de départ est aussi inconnu que sa destination. Il n’en a pas moins vécu toutes les joies et tous les malheurs de l’existence : l’amour, l’amitié, la perte, la peur. Parce qu’« il faut bien vivre ! », répète régulièrement Miglen Mirtchev, qui, entre récit et incarnation, fait de son personnage un digne représentant de l’espèce humaine.
La fascination d’Ivan pour le sourire de la belle Fira, sa tendresse pour une jeune handicapée qui finit écrasée sous le train, sa capacité à s’accommoder des ordres les plus insensés… Dans sa pénombre qu’il maîtrise comme si elle était une part de lui-même, le comédien exprime tout cela avec une retenue qui suscite empathie et curiosité. Avec sa lampe–tempête qui n’éclaire rien d’autre que sa silhouette trapue, il se promène dans les mots de Iouri Bouïda comme un pionnier plein de délicatesse envers le sol fertile qu’il foule. Subtilement dirigé par Aurélia Guillet, il se fait ainsi passeur d’une écriture très peu connue en France, mais considérée comme majeure en Russie. Pays dont le spectacle fait sentir la détresse, mais dont il sait aussi se détacher pour parvenir jusqu’à nous.
La métaphore du régime stalinien et la déportation des juifs hantent évidemment le Terrier. Mais grâce à Miglen Mirtchev, qui au gré de ses déambulations en révèle tous les recoins secrets, Le Train Zéro roule loin de ses points de départ. Avec un minimum de moyens – des lumières mouvantes, une table et quelques autres objets qui apparaissent et s’évanouissent au fil de la pièce, et des sons qui soulignent les luttes et les renoncements d’Ivan –, il se fraie un beau et large chemin dans notre époque.
Le Train Zéro, jusqu’au 26 janvier, théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis (93), 01 48 13 70 00, www.theatregerardphilipe.com