Quadrature du Net : « Faire du visage une clé instaure une société du suspect. »

La Quadrature du Net a un point commun avec les chantres de la reconnaissance faciale, c’est la nécessité de légiférer. En revanche, elle souhaite son interdiction pure et simple.

Romain Haillard  • 15 janvier 2020 abonnés
Quadrature du Net : « Faire du visage une clé instaure une société du suspect. »
© Markus Spiske/UNSPLASH

Il y a moins d’un mois, les membres de la Quadrature du Net faisaient figure de loups solitaires dans le débat sur la reconnaissance faciale. L’interdire totalement ? Une position jugée trop « extrémiste » pour les tenants d’une voie « éthique » de cette technologie et pour les industriels. Le 19 décembre, l’association de défense des libertés fondamentales a publié une tribune – signée par 80 organisations – pour une interdiction des usages sécuritaires de cette technologie.

Parmi tous les usages possibles, vous avez choisi de donner la priorité à une interdiction des usages policiers de la reconnaissance faciale. Pourquoi ?

La Quadrature du Net : Cet arsenal technologique donne à la police un pouvoir de sanction complet. Chaque comportement pourrait être sanctionné : c’est l’application constante et permanente du code pénal en France. Aujourd’hui, nos forces de l’ordre ne peuvent pas tout faire, et c’est pourquoi elles doivent se concentrer sur les cas les plus graves : les meurtres ou les attentats. Voulons-nous un œil froid et complet sur nos comportements ? L’humain constitue la première limite au pouvoir policier, la machine permet une démultiplication à l’infini de ce pouvoir. Transformer le visage en clé, en élément d’identification comme un autre, instaure une société du suspect. L’avènement d’une telle société suscite de nombreuses questions auxquelles nous n’avons pas encore les réponses et générera des questions auxquelles nous n’avons jamais pensé.

La reconnaissance faciale se vend comme garante d’une sécurité renforcée, elle-même parfois présentée comme la première des libertés…

Un flou est entretenu autour de la sécurité. Que devons-nous entendre par ce terme ? La bataille sémantique semble perdue de ce point de vue. Les tenants d’un discours sécuritaire ont réussi à imposer leur définition très restrictive de cette notion. Ce serait la lutte contre les incivilités, la délinquance ou contre le terrorisme. Des élus comme Christian Estrosi en font un droit fondamental, la condition même des autres libertés. Mais, dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, seule la sûreté y figure, dans son article 2. C’est la garantie d’être protégé contre l’arbitraire de l’État. Au nom de la sûreté et de ces textes, nous devrions bannir la reconnaissance faciale, pas la justifier. Nous militons pour une compréhension plus large de la sécurité. Vivre en sécurité, ça peut être aussi avoir des immeubles qui tiennent debout, ne pas être contrôlé dans la rue pour un rien, ne pas respirer un air pollué ou la capacité à pouvoir se défendre contre l’oppression de l’État. À la Quadrature du Net, nous ne voulons pas plus de liberté et moins de sécurité. Nous voulons les deux.

Justement, l’humain peut être faillible, la machine peut donc être un outil pour l’aider dans ses tâches…

La machine remplace un humain, une personne, avec un salaire. L’exemple souvent cité pour défendre cette technologie, c’est la possibilité de retrouver un patient perdu souffrant d’Alzheimer. L’intelligence artificielle n’est pas un outil magique. C’est une déresponsabilisation de l’humain pour contourner le véritable problème : l’absence de moyens alloués aux établissements publics. Avons-nous un manque que nous n’arrivons pas à satisfaire ? C’est une création de besoins, avec une utilité restreinte, dans la seule optique de réduction de coûts. Quand la région Paca a voulu installer des portiques d’authentification devant deux lycées, il y a eu un débat interne dans l’établissement Les Eucalyptus à Nice. Les parents d’élèves ne comprenaient pas en quoi un surveillant, avec qui on peut avoir un contact humain, quelqu’un qui connaît les élèves, serait nécessairement moins facteur de sécurité que la machine. À aucun moment les défenseurs d’un tel système n’apportaient la preuve que la reconnaissance faciale serait plus pratique et moins chère qu’un pion posté à l’entrée. Et, à considérer le prix du contrat à passer, le coût du système, son installation, l’entretien des caméras, du logiciel… feront-ils vraiment des économies ?

Cédric O, secrétaire d’État chargé du numérique, bat en brèche l’argument d’une dérive sécuritaire inéluctable et regrette un manque de confiance dans nos institutions…

C’est oublier pourquoi nous chérissons la séparation des pouvoirs. Non, nous n’avons pas confiance dans le pouvoir exécutif, et c’est bien pour ça que nous légiférons, pour offrir des garanties, des protections contre le pouvoir d’État. Le discours « attention, nous pourrions avoir le Rassemblement national ou tout autre parti autoritaire au pouvoir », c’est oublier que nous rencontrons déjà des problèmes avec le gouvernement actuel en termes de répression et d’atteintes aux droits. Non, ce n’est pas demain, c’est aujourd’hui.

Le gouvernement et certains députés de la majorité semblent se diriger vers une expérimentation de la reconnaissance faciale. Comment pensez-vous parvenir à l’interdire ?

Il faudra nécessairement passer par une loi, et quand nous voyons que des organisations politiques comme Génération·s ou La France insoumise se positionnent contre cette technologie, pourquoi pas ? Sinon, le rapport de force se situera devant les juges, mais espérons que le législateur entendra raison avant. Comme de nombreuses associations dans l’Union européenne, nous multiplions déjà les actions en justice. En plus des deux recours contre les portiques d’authentification dans les lycées de la région Paca, nous avons attaqué le décret Alicem (1) devant le Conseil d’État. Nous venons également d’envoyer une demande d’abrogation du décret TAJ au gouvernement. En cas de refus, nous lancerons un contentieux. L’idéal serait à terme d’obtenir une position contre et ferme du Conseil constitutionnel ou encore de la Cour européenne des droits de l’homme. Nous pouvons également imaginer que des municipalités produisent des arrêtés d’interdiction, de la même manière que ceux pris contre les pesticides.

Votre tribune fait peu de cas en revanche des usages privés. Pensez-vous également qu’il faudrait les interdire ?

Nous n’avons pas encore d’avis tranché au sein de la Quadrature du Net pour une interdiction généralisée. Mais il ne faut pas tracer une frontière trop nette entre usage commercial et sécuritaire. Habituer des mineurs et la population dans son ensemble à ces pratiques altère la vigilance. Déverrouiller son téléphone portable, payer ses impôts et avoir accès à des services facilement, sans jamais questionner l’essence même de cette technologie… Est-ce que les gens analyseront autant les risques pour leurs libertés après avoir été habitués à ses aspects pratiques ? La technologie reste la même, ce sont les mêmes algorithmes. L’usage privé a une fonction de normalisation de la reconnaissance faciale dans notre quotidien et peut entraîner un algorithme pour une finalité sécuritaire et donc potentiellement liberticide.

Le débat s’est polarisé autour de la reconnaissance faciale, mais il existe d’autres utilisations sécuritaires de la vidéosurveillance couplée à des algorithmes…

La reconnaissance faciale n’est qu’un maillon de la chaîne, et entre cet usage et la vidéosurveillance basique, il existe une zone grise, celle de la caméra intelligente. Nous entendons ici la détection de comportements suspects ou la captation sonore. Il existe un flou législatif : c’est comme si, dans la mesure où il ne s’agirait pas de reconnaissance faciale, tout serait possible. Mais ces usages soulèvent toujours des questions éthiques. Reconnaître la démarche d’une personne ou sa silhouette demeure des biométries très individualisantes. Mais quand ces usages font moins polémique car ils sont moins commentés médiatiquement, les partisans d’une surveillance renforcée se croient totalement libres dans leurs mouvements. Un appel d’offres émis par la ville de Marseille en 2015 évoque la détection de bagage abandonné, le vagabondage ou les mouvements de foule, de manière assez floue. Cette surveillance doit aussi être appréciée au regard des nouveaux outils développés : les caméras piétons, les drones… Coupler l’intelligence artificielle avec ce nouveau parc de vidéosurveillance mobile permettrait un maillage massif de l’espace public.

(1) Entré en vigueur le 14 mai 2019, ce décret autorise la création d’un moyen d’identification électronique dénommé « Authentification en ligne certifiée sur mobile », www.legifrance.gouv.fr

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