Adieux à la recherche
dans l’hebdo N° 1591 Acheter ce numéro
« Je ne suis pas heureux dans ce que je fais »
**Pierre*** 26 ans, thésard en physique
J’arrive vers la fin de ma troisième année de thèse et je ressens un mélange d’énervement, de dépression et de mal-être. J’ai toujours eu besoin de stimulation intellectuelle et, au fil de mes études, la thèse en physique sonnait comme une évidence. Mais voilà, je ne suis pas heureux dans ce que je fais. J’effectue mes recherches dans une profonde solitude, sans réel soutien collectif. L’avenir bouché et sans perspectives d’embauche est constamment présent dans les conversations quotidiennes avec les titulaires du laboratoire. Même s’ils ne pensent pas à mal, ça finit par peser sur le moral. En sciences dures, on a la chance d’avoir des thèses financées, mais pour faire quoi après ? Le discours du rapprochement des laboratoires avec les entreprises, l’appel à déposer des brevets, les injonctions à la production, l’évaluation permanente… Le visage de la recherche se transforme et il ne me convient pas. Je vois tant de personnes enchaîner les post-doctorats à l’étranger ou des titulaires courir après les financements que ça ne donne ni l’envie ni les moyens de travailler. L’esprit de compétition n’est pas présent chez tout le monde, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. De plus, ma prise de conscience écologique m’a déterminé à me réorienter. Je pourrais essayer d’associer cet engagement à mon travail, mais cela me semble très compliqué dans les conditions actuelles. Je préfère être en accord avec mes valeurs et ne plus tenter, à n’importe quel prix, de correspondre à une vision de la recherche qui n’est plus la mienne.
« J’avais la sensation de mal faire mon travail »
**Léon*** 34 ans, professeur en lycée
J’ai été dégoûté du métier qui me faisait rêver. Agrégé en 2009, j’ai obtenu mon doctorat en sciences humaines et sociales en 2015. Je suis devenu maître de conférences dans la foulée, la voie royale. Rapidement, j’ai compris que la charge de travail était sans commune mesure avec les conditions matérielles et financières d’exercice, et parfois difficilement tenable. Je m’occupais seul de 400 élèves de licence. Impossible pour moi de retenir tous les noms ou de les évaluer correctement. Deux notes sur tout le semestre, des exposés de groupe pour que ça aille plus vite… Je vivais cela comme une trahison. À cela s’ajoutent les tâches administratives que l’on doit accomplir faute de personnel. On finit par travailler tout le temps, en soirée, en week-end, en vacances – ou plutôt « interruption pédagogique ». J’avais la sensation de mal faire mon travail.
Côté recherche, j’ai aussi déchanté. Le climat en laboratoire est malsain, il faut aller vite et la logique de l’argent l’emporte sur le fond. L’université nous a versé une « prime de rentabilité financière » car on a réussi à obtenir des financements ponctuels de la Région et de l’UE. L’année d’après, on était fermés par la tutelle. Mener une vie de famille dans ce métier est très difficile. D’ailleurs, c’est un milieu structurellement misogyne. Les hommes ont les postes, les femmes sont dans le secondaire et s’occupent des enfants. J’ai fini par fuir tout cela pour enseigner en lycée, en ZEP. On ne me demande plus de tout sacrifier au motif que je fais partie de rares « élu·es » et que j’ai une dette vis-à-vis des gens qui m’ont soutenu et recruté.
« Un de nos adages : “une thèse, une rupture” »
**Laure*** 38 ans, professeure en lycée
J’ai quitté la recherche car l’université était un milieu trop âpre et compétitif pour moi. J’ai fait une thèse d’urbanisme, qui a duré six ans, et malgré cela je me sentais nulle. J’avais l’impression de devoir prouver indéfiniment ce que je valais, bien que je sois normalienne, diplômée de Sciences Po, agrégée et docteure… Déjà la thèse était un moment très difficile en soi, au cours duquel j’ai fait une dépression. En plus de cela, j’avais beaucoup de mal à me construire une vie personnelle. Un de nos adages en sciences sociales, c’est quand même « une thèse, une rupture ».
Après la soutenance, j’ai tenté de devenir maîtresse de conférences. Il faut à chaque fois monter un énorme dossier avec un CV universitaire de 40 pages, préparer un projet de recherche adapté au poste et espérer accéder à l’entretien final. Dans ma matière – urbanisme et géographie urbaine –, il y a environ 10 personnes auditionnées sur 150 dossiers envoyés, pour un seul poste. Après l’entretien, on attend désespérément un coup de fil, le plus souvent négatif. En plus d’être très chronophage, ce processus est extrêmement stressant et nous contraint à être flexibles. J’ai décidé d’arrêter les frais après deux campagnes de recrutement. J’ai suivi une thérapie qui m’a aidée à me distancer du côté ultra-compétitif de la recherche et à dissocier ma valeur personnelle de mes travaux. Aujourd’hui, j’enseigne l’histoire-géographie en lycée et je me sens mieux dans ce métier. Mon temps libre n’est plus monopolisé par la recherche et je me suis mise à écrire de la fiction. C’est ce qui me plaît.
« Cette logique étouffe la recherche publique »
**Martin*** 40 ans, juriste en entreprise
Ma thèse en droit m’a ouvert les yeux sur la machinerie déshumanisée que peut être une université. J’ai commencé à 900 euros par mois, en tant qu’allocataire, puis j’ai obtenu un meilleur statut avec des contraintes renouvelées. À ce moment-là, j’ai découvert que de nombreuses tâches administratives s’ajoutaient aux cours et au temps destiné à la recherche. On me demandait de faire des surveillances non rémunérées, du secrétariat, de conduire des universitaires à des colloques. Je me souviens avoir accompagné un grand professeur parisien à la fac, un jour de pluie. Il avait vingt mètres à parcourir mais a tenu à ce que je lui procure un parapluie, pour ne pas « mouiller le costume ». La hiérarchie se fait beaucoup sentir dans ce milieu. Pour la répartition des cours, par exemple, les professeur·es agrégé·es prennent ce qui les intéresse, puis les maîtres·ses de conférences choisissent dans ce qui reste, puis les vacataires, etc. Vers la fin de la thèse, je réfléchissais de plus en plus à basculer dans le privé, malgré les réticences de ma hiérarchie à ce propos. Quand je voyais mes collègues se lancer dans un, deux, trois tours de France dans l’espoir d’être titularisé·es, ça ne m’encourageait guère. J’ai soutenu ma thèse au bout de huit ans, avec les honneurs, puis je suis parti en école d’avocats. Désormais, je suis juriste pour une entreprise et je négocie des contrats avec des universitaires. Je suis bien placé pour voir qu’ils passent énormément de temps à chercher des financements… Je pense que cette logique étouffe la recherche publique. Je ne regrette pas ma reconversion, j’ai un meilleur salaire et une vie plus stable. Ce qui me manque, c’est l’enseignement.
- Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes.