Assange, totem des gilets jaunes
Les soutiens français voient en l’activiste controversé un symbole de la « vérité » contre les « abus de pouvoir ». Actuellement jugé à Londres, il risque l’extradition vers les États-Unis.
dans l’hebdo N° 1592 Acheter ce numéro
Derrière le tribunal de Belmarsh, les tentes sont battues par la pluie et le vent. À l’abri, les soutiens de Julian Assange ne baissent pas les bras. Ils resteront dans ce quartier au sud de Londres toute la semaine.
Ce 24 février, le procès de l’Australien de 48 ans s’est ouvert. Il s’agit de statuer sur son éventuelle extradition vers les États-Unis, où il risque 175 ans de prison pour espionnage. En cause, la publication de centaines de milliers de fichiers issus de la diplomatie américaine, câbles diplomatiques ou documentant les crimes de guerre commis en Afghanistan et en Irak. En particulier, la vidéo intitulée « Collateral murders », où l’on voit des soldats américains abattre froidement 18 civils depuis un hélicoptère lors de la guerre en Irak. « Des contributions majeures dans l’histoire du journalisme », publiées sur la plateforme WikiLeaks, qu’il a fondée en 2006 afin de permettre à tout lanceur d’alerte de montrer des documents dans l’anonymat le plus complet. À l’époque, Twitter et Facebook voient tout juste le jour, les blogs sont en pleine explosion, la promesse de la liberté d’informer plane sur le Net. Aujourd’hui, Julian Assange, détenu provisoirement dans la prison de Belmarsh, jouxtant le tribunal de Woolwich, attend la décision de la cour. Le 17 février, 117 médecins appelaient dans la revue médicale The Lancet à la fin de la torture et de la négligence médicale envers Julian Assange, dont les troubles physiques et psychologiques liés à son enfermement ont été également constatés en 2016 par le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture.
Autour du petit campement, les banderoles en son honneur sont fièrement accrochées. Elles ont fleuri au petit matin, à l’heure où les cris « Free Assange, Free Assange » ne couvraient pas encore les remontrances des policiers. L’heure à laquelle les hommes en costume arrivaient facilement à se frayer un chemin vers la salle d’audience. Puis la vague de plusieurs centaines de manifestant·es, pancartes à la main, a déferlé. De Belgique, d’Angleterre, du Portugal, d’Allemagne… Et bien sûr de France, où 140 soutiens venus de tout le pays ont fait le voyage en bus, puis en ferry, puis en bus depuis Paris. Seuls ou en famille, comme ce père et son fils de 14 ans, ou avec les copains de manif. Corinne Henry, coorganisatrice de ce voyage, vient à Londres pour la deuxième fois en trois jours ! « Il y avait une manifestation de soutien samedi, à laquelle on n’était pas censés aller… Mais on s’est dit qu’on ne pouvait pas rater ça ! » C’est son sixième voyage à Londres pour venir soutenir Assange, en plus d’événements organisés en France, comme un Noël en l’honneur de l’activiste australien, le 15 décembre dernier à Paris.
En avril 2019, Julian Assange est arrêté par la police britannique à l’intérieur de l’ambassade équatorienne, où il était réfugié depuis sept ans afin, déjà, d’éviter une extradition vers les États-Unis. L’information est relayée sur les groupes de gilets jaunes. « C’est vraiment comme ça que je me suis investie », raconte Corinne. À ses côtés, Yannick, également coorganisateur. Lui a connu « le dossier Assange » à Nancy, via Corinne, dans une manifestation de gilets jaunes : « Elle avait inscrit Assange sur son gilet. Je connaissais son nom, mais pas ses conditions de détention. » Depuis, les deux ont embrassé la cause de l’activiste : « Depuis mai, on profite des événements gilets jaunes pour militer pour la cause de Julian Assange. Quasiment tous ceux de Paris mais aussi à Rouen, Épinal, Nancy ou à Beaumont-sur-Oise lors de la marche pour Adama Traoré. »
Devant le tribunal de Belmarsh, c’est bien le jaune qui ressort de la foule. Outre le manteau fluo des policiers, les chasubles devenues célèbres depuis 67 semaines dans l’Hexagone et importées par les manifestants français. « À 95 %, ce sont des gilets jaunes », explique Corinne Henry. Mais le dossard fluo est également porté par des Anglais, des Belges, des Allemands et même, dernièrement, des Australiens. En chœur, devant Belmarsh, ils entonnent l’hymne des gilets jaunes, en français et en anglais.
Pourquoi ces gilets jaunes ont-ils décidé de le défendre lui, plutôt que Chelsea Manning, lanceuse d’alerte ayant permis les fuites massives de 2010 et actuellement en prison pour avoir refusé de témoigner sur Julian Assange ? Ou le Portugais Rui Pinto, qui a permis les Luanda Leaks et les Football Leaks, lui aussi embastillé ? « Assange a réussi à déstabiliser la première puissance mondiale sans diplôme », s’enthousiasme Marie, étudiante de 19 ans. « Et, aujourd’hui, il ne représente pas un État, mais est bloqué au milieu d’un combat politique. » Son voisin rétorque : « Il représente la justice, il y en a d’autres comme lui, mais lui est un symbole. Si on ne se mobilise pas pour lui, on ne pourra plus rien dire. » « On se reconnaît dans l’acharnement médiatique qu’il subit », lâche une autre manifestante, qui s’était rendue avec un groupe de gilets jaunes devant le quotidien Le Monde afin de dénoncer le manque de soutien du journal parisien. « Les gilets jaunes et Julian Assange sont liés car le projet de société des gilets jaunes passe par la vérité. Avec la vérité, il n’y a plus d’abus de pouvoir », conclut Corinne Henry.
L’affaire WikiLeaks symbolise l’exigence de la transparence et donc de la vérité. Mais aussi la nécessité que cette dernière soit accessible dans son intégralité, afin que le citoyen puisse choisir ce qu’il reçoit sans que l’information soit filtrée. « C’est en cela, selon moi, qu’il y a eu un embranchement avec les gilets jaunes, qui ont posé la question de la démocratie -participative, qui disaient “on n’a plus besoin d’élites intermédiaires qui fassent filtre entre nous et le processus de décision, on veut des outils de démocratie directe” », commente l’avocat Juan Branco (1).
WikiLeaks est souvent décrit par son fondateur et ses soutiens comme une « agence de renseignement du peuple ». Un idéal défendu par Assange, pour qui diffuser 10 % ou 30 % des documents obtenus revient à ne publier que 10 % ou 30 % de la vérité. Ce qui fait de lui une figure singulière, explique Olivier Tesquet (2) : « Assange n’est pas un lanceur d’alerte à proprement parler, c’est un activiste de la transparence. La plupart des lanceurs d’alerte travaillent pour une entreprise jusqu’au moment où ils décident de dire stop et partent avec les éléments qu’ils ont en leur possession. Assange, c’est le chien dans un jeu de quilles, on n’a pas d’équivalent. C’est aussi pour cela qu’il est difficile de cerner son action. »
C’est le cas pour certains des soutiens d’Assange. « C’est difficile d’avoir une vision factuelle, il y a tellement de politique derrière… » confie une professeure d’arts appliqués. Elle ne cesse de s’interroger : « J’aimerais savoir où commence le complotisme. » Car même parmi les soutiens, certains aspects divisent. En premier lieu, les deux affaires d’agression sexuelle dont Assange a été accusé par la justice suédoise, l’enquête ayant depuis été classée sans suite. Un complot féministe dont il serait la victime, selon l’activiste, comme il le confie dans un moment capté par la cinéaste Laura Poitras. Corinne Henry ne va pas aussi loin mais ne croit pas à la neutralité de la justice dans cette affaire : « Franchement, quand on voit comment ça s’est déroulé. On ne peut être sûr de rien, mais il y a quand même beaucoup de choses qui orientent. » Pour beaucoup, il est en tout cas devenu « infréquentable ». En cause, la publication d’e-mails du chef de campagne d’Hillary Clinton durant la campagne présidentielle américaine de 2016.
Une confusion de plus en plus gênante entre WikiLeaks et la figure de son fondateur, selon Olivier Tesquet : « Ce qui peut être compliqué à défendre, c’est le fait qu’on a la publication de ces e-mails – ce qui pourrait être considéré comme d’intérêt public – dans des conditions particulières : Julian Assange est dans cette ambassade, il cherche une échappatoire, entre en contact avec le camp Trump et il a cette focalisation extrême sur Hillary Clinton. » Secrétaire d’État en 2010, c’est elle qui avait en effet dû rassurer ses partenaires diplomatiques après la publication des câbles américains.
Malgré ces controverses, Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières, veut passer outre « les sentiments divers que peut susciter le personnage. Car là n’est pas la question ». La question étant bien une extradition possible, qui sonnerait comme une semonce très noire adressée à la liberté d’informer.
(1) Interrogé dans « La Grande Table idées » d’Olivia Gesbert, France Culture, 11 février.
(2) Coauteur avec Guillaume Ledit de Dans la tête de Julian Assange, Actes Sud, février 2020.