Avocats en grève : La justice au banc des accusés

Les avocats en lutte multiplient des défenses massives, soulevant la moindre irrégularité, questionnant la constitutionnalité des textes, pointant les limites de l’institution elle-même. Les parquets sont débordés, les magistrats et les greffiers pourraient rejoindre une mobilisation qui fera date. Reportage.

Nadia Sweeny  • 26 février 2020 abonné·es
Avocats en grève : La justice au banc des accusés
© Le Syndicat des avocats de France bloque les accès au Tribunal de grande instance de Paris, le 24 février.Samuel Boivin/NurPhoto/AFP

En ce vendredi 21 février, la salle d’audience 20.4 du nouveau palais de justice de Paris s’apprête à accueillir une énième scène de défense massive. Les nombreuses robes noires, groupées par dossier, affûtent leurs plaidoiries en vue de l’ouverture de la séance de comparutions immédiates (CI) à 13 h 30. En attendant la cour, Nathalie Roret, vice-bâtonnière de Paris, vient saluer ces avocat·es mobilisé·es. « La défense massive s’étend désormais à tous les domaines, en CI, mais aussi en droit des étrangers, en hospitalisation d’office, à la justice des mineurs, à la justice des libertés et de la détention… Des avocats de province montent à Paris pour faire nombre et échanger sur nos méthodes, même les avocats d’affaires nous soutiennent ! » À peine finit-elle sa phrase qu’un groupe du cabinet Pigot Segond & associés pénètre dans la salle d’audience. « Oui, les avocats d’affaires soutiennent le mouvement », clame Me Éric Segond.Ce n’était pourtant pas gagné. Pendant les premières semaines, au regard du nombre de dossiers de leurs clients renvoyés, le barreau d’affaires avait fait part de son agacement. Mais les instances nationales ont réussi à maintenir une cohésion entre les intérêts divergents au sein de la profession. « Nous avons répondu à l’appel du conseil de l’ordre en solidarité avec nos consœurs et confrères, affirme Éric Segond. S’il n’y a plus d’avocats pour défendre les indigents, cela pose un vrai problème d’intérêt général. »

Une sonnette retentit. Tout le monde est prié de se lever pour accueillir les trois juges de la cour. L’audience peut commencer. « Qu’est-ce qu’il y a comme avocats ! » lance spontanément la présidente. La juge Isabelle Prévost-Desprez, première vice-présidente adjointe au tribunal de grande instance de Paris, est une sommité dans la profession. Elle a instruit l’Angolagate, l’affaire Bettencourt et a directement mis en cause Nicolas Sarkozy. « Depuis quelque temps, le palais nous fait descendre des juges expérimentés, parce qu’on pose des questions de droit assez pointues », explique un avocat mobilisé. Dans le fond de la salle, les représentants du conseil de l’ordre veillent. « On sait que notre mouvement peut créer des tensions, reconnaît Martin Pradel, membre du conseil. On est là pour discuter et apaiser les choses si jamais les esprits s’échauffent. » Le premier prévenu est escorté par les forces de l’ordre dans le box des accusés. Migrant d’origine guinéenne, l’homme d’une trentaine d’années comparaît pour un trafic de crack à la porte de la Chapelle. Quatre avocats le défendent. En temps normal, un avocat commis d’office reçoit environ trois dossiers, trois heures avant le début de la séance. Chaque dossier met une vingtaine de minutes à être examiné pour des peines pouvant aller jusqu’à 10 ans de prison. La procédure est expéditive et violente. Mais ce jour-là, tout est différent. À peine le mis en cause s’est assis que le procureur demande une heure de suspension pour examiner les sept questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui lui sont opposées dans l’ensemble des dossiers de la journée.

Depuis le début du mouvement de défense massive, ces questions fondamentales de droit, que les avocats veulent faire remontrer au Conseil constitutionnel, reviennent souvent. Ils ont mis au point des argumentaires types, affinés au fil des éléments avancés par les magistrat·es réfractaires. Les robes noires se les échangent et pilonnent la justice à chaque audience, afin de pointer ses limites en termes d’application du droit. Et en comparution immédiate, elles sont légion.

Belloubet à la Cour des mécomptes ?

« Emmanuel Macron penserait à l’actuelle ministre de la Justice, Nicole Belloubet » pour remplacer à la tête de la Cour des comptes Didier Migaud, nommé à la présidence de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), affirme Le Journal du dimanche (23 février). Que la garde des Sceaux soit débarquée lors d’un remaniement qui suivrait le second tour des municipales, c’est plausible tant son crédit à ce poste est entamé. Mais la Cour des comptes était jusqu’ici présidée par des personnalités indépendantes de l’exécutif, on n’y recasait pas des ministres. Encore moins une ministre qui a oublié trois biens immobiliers d’une valeur de 300 000 euros dans sa déclaration de patrimoine à la HATVP. À moins que Macron ne veuille transformer cette institution en Cour des mécomptes.

Michel Soudais

La première des pratiques cinglées par les robes noires est la gestion du « délai de 20 heures ». Après prolongation de la garde à vue, au moment de sa levée, le prévenu doit être présenté dans les 20 heures devant la justice pour exposer sa défense et permettre le débat contradictoire. Dépasser ce temps est illégal. Or, dans la pratique, pour « rompre artificiellement » ce délai restrictif, les juges font monter le prévenu dans leur bureau quelques minutes sans que leur avocat ne puisse exposer sa défense, et les font redescendre dans les geôles avant leur passage effectif devant la cour. « Chaque semaine, des prévenus subissent entre 5 à 9 heures de détention arbitraire, plaide Me Nicolas de Sa-Pallix. On nous rétorque que c’est pour la bonne administration de la justice, mais qu’est-ce que cet objectif vaut face au droit constitutionnel ? Qu’est ce qui empêche que, demain, cette durée dépasse 12, 24 voire 30 heures ? Il n’y a aucune limite, et aucun moyen de contestation puisque cela n’est régi par aucun texte ! »,s’époumone l’avocat devant une cour silencieuse.

Le second domaine fustigé porte sur le recours même à la comparution immédiate, décidé par le procureur. « Le parquet décide indirectement du temps consacré au dossier, du temps dont disposera la défense pour le préparer […]. Ce, alors que de son côté il dispose du dossier procédural depuis un temps autrement plus long, dès lors qu’il est censé suivre la procédure depuis le début de la mesure de garde à vue », peut-on lire dans l’une des plaidoiries types, dénonçant une violation des droits constitutionnels de la défense à un procès équitable et à l’égalité des armes en matière pénale. Arguant de plus que « le choix d’un renvoi en comparution immédiate infère considérablement sur les peines effectivement prononcées ». En effet, « 54 % des détentions provisoires sont prononcées dans le cadre de procédures de CI : cela concerne 14 368 personnes. La comparution immédiate multiplie par 8,4 la probabilité d’un emprisonnement ferme par rapport à une audience classique de jugement ».Par ailleurs, en CI, le mandat de dépôt – mise en détention – peut-être prononcé même si la peine est inférieure à un an ferme, contrairement aux règles de droit commun. Vous pouvez ainsi avoir deux traitements différents pour le même délit, selon que vous soyez jugé en CI ou pas. C’est ce qui constitue le fondement d’une autre QPC, pour « rupture de l’égalité ». « Le législateur a créé deux régimes concurrents de mandats de dépôt, variant en fonction de l’orientation choisie par le parquet. »

Les avocats reprochent donc au parquet de choisir arbitrairement ceux qu’il désire voir enfermer. « Principalement des hommes, jeunes, peu insérés, précaires, au chômage, rencontrant des problèmes de santé (dépendance, troubles psychiatriques), SDF ou [d’origines] étrangères », listent-ils. Pour Me Charles Thuillier, « la CI est une procédure orientée politiquement et socialement pour juger la misère ».Et ceux qui défendent ces miséreux sont les avocats qui, à l’application de la réforme des retraites, verront leurs cabinets menacés. Alors, la profession est vent debout. Même des ténors du barreau se joignent à la grogne. Christian Saint-Palais, ancien conseil du braqueur Rédoine Faïd, ou encore Hervé Temime, défenseur de Bernard Tapie et de Roman Polanski… pointent le bout de leur robe et plaident pour des prévenus qui n’ont pas toujours l’air de comprendre ce qui se joue. « Il y a un baroud d’honneur des avocats pour la défense des plus faibles », confirme Charles Thuillier.

Face à cette mobilisation hors norme, le parquet est sous l’eau, débordé par la longueur des débats. « Il est obligé de baisser le nombre de comparutions par jour et d’utiliser des alternatives légales à la CI, dit-on dans les couloirs du palais. Résultat : il y a trois fois moins de déferrements… » Un chiffre difficile à vérifier d’autant que, malgré nos appels, le parquet de Paris n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais ce vendredi, au palais, une rumeur court : la juge Prévost-Desprez aurait affirmé qu’elle pourrait laisser passer une QPC : ce serait une victoire pour les avocats. Mais Me Iris Nakov n’y croit pas : « Les juges ont peur de l’effet d’entraînement, ça risquerait de créer un précédent. » Malgré la dizaine de nullités soulevées et les sept QPC plaidées, aucune ne sera jugée recevable et quasiment tous les prévenus iront en prison. « À défense massive, jugement massif », se risque la présidente. « La défense massive est une action assez agressive pour les juges, témoigne un magistrat. Fallait-il la réforme des retraites pour que les avocats se rendent compte que la CI est une justice au rabais ? On a l’impression d’une prise d’otage. »

Pourtant, dans les palais français, la colère gagne à tous les niveaux. Et le courriel de Nicole Belloubet du 17 février, faisant part de son soutien aux magistrats et greffiers en accusant les avocats du dysfonctionnement de la justice, a fait l’effet d’une bombe. Mais au lieu de diviser, elle a déclenché le rapprochement des acteurs de la justice. « C’est une tentative de calinothérapie complètement déplacée, juge Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), syndicat majoritaire. C’est bien gentil de nous dire “on vous soutient”, mais dans les faits, il n’y a rien. Cette grève est révélatrice du flux tendu dans lequel la justice française fonctionne. Nous ne nous immisçons pas dans le débat entre avocats et gouvernement, mais nous refusons que reposent sur nous les inconséquences du gouvernement. » L’USM appelle donc les magistrats à refuser les audiences tardives et la création de nouvelles audiences. Mais « c’est difficile de mobiliser les acteurs en juridiction, essentiellement en raison de leur conscience professionnelle, regrette presque la magistrate. Cette mobilisation va nous rapprocher des avocats et des greffiers, c’est certain, mais je ne sais pas encore vraiment sur quelle modalité ».

Du côté des greffiers, submergés par les demandes de mise en liberté déposées massivement par les avocats, les verrous ont déjà commencé à sauter. À Orléans, le 6 février, les fonctionnaires ont lancé une grève surprise. À Marseille, le 20, ils ont symboliquement remis leur carte professionnelle au directeur des services judiciaires en déplacement dans la juridiction. À Bobigny, une grève est annoncée pour le 4 mars, peut-être même une action commune avec avocats et magistrats. « Les avocats entrent dans leur huitième semaine de mobilisation. Ils ont besoin de soutien, on doit prendre le relais », clame Cyril Papon, greffier à Bobigny, secrétaire général adjoint de la CGT chancelleries et services judiciaires. Les rapports avocats-greffiers ont toujours été cordiaux, même si certains gardent une petite rancœur du manque de soutien des robes noires lors des mobilisations passées. « Beaucoup disaient que les avocats arrivaient toujours à sortir leur épingle du jeu parce qu’ils ont des relais puissants au sein des arcanes du pouvoir, confie Cyril Papon. Mais aujourd’hui, les choses sont différentes. » L’universalité de la question des retraites, l’accumulation des réformes et le mépris du gouvernement ont créé un front commun. Un front judiciaire pour la sauvegarde du service public de la justice. Dans cette veine, les avocats multiplient les mains tendues vers les fonctionnaires de justice, jusqu’à proposer une aide bénévole pour réclamer le paiement de leurs heures supplémentaires. « On cherche des moyens pour les soutenir, explique Me Jennifer Halter. Je m’occupe déjà de certains greffiers, j’ai donc proposé mes services et reçu de nouveaux dossiers… En fait, avocats, magistrats, greffiers : on a tous le même combat ! »

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