Bertrand Leclair : « Je touche mon personnage du dedans »
Dans Aux confins du soleil, Bertrand Leclair met en scène le commerçant d’art et grand voyageur Jean-Baptiste Tavernier. Il explique ici comment il a abordé l’existence de cet homme du XVIIe siècle non comme une succession de faits et gestes mais à travers une forme romanesque singulière.
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Les protestants, Louis XIV, la révocation de l’édit de Nantes, le commerce et les prémices de la mondialisation… Bertrand Leclair nous plonge dans le XVIIe siècle avec pour préoccupations premières la vérité et la justesse. Explications.
Comment avez-vous rencontré Jean-Baptiste Tavernier (1605-1689) ?
Bertrand Leclair : Un lecteur me l’a fait connaître, en m’apportant d’emblée un matériau d’une grande richesse. J’ai découvert l’histoire de cet homme, du célèbre diamant bleu qu’il a vendu à Louis XIV, et surtout le fait que ses récits de voyage sont restés des best-sellers tout au long du XVIIIe siècle et encore au XIXe – la dernière biographie de Tavernier est d’ailleurs parue à la fin du XIXe siècle. En France, il est l’un des précurseurs du récit de voyage.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement intéressé chez lui ?
D’abord, le fait qu’il soit protestant et que sa réussite et sa chute finale se situent dans la parenthèse de l’édit de Nantes (1598) à sa révocation (1685). Ensuite, ses récits de voyage attestent d’un rapport étonnant à l’altérité, à l’exotisme (le mot n’existait pas encore au XVIIe siècle) : Tavernier est très curieux des autres civilisations sans jamais être dans le jugement, même sur le plan religieux. Il y a aussi l’existence rocambolesque de son beau-frère, soi-disant prince de sang persan, Philippe de Sanis, qui s’est joué de toute la bonne société parisienne pour le trahir.
Pourquoi suivre Tavernier dans ses derniers jours ?
Cela m’a semblé le plus intéressant du point de vue romanesque, d’autant que de cette période on ne sait rien. On a longtemps cru qu’il était mort à Copenhague alors qu’il est enterré à Moscou. On peut multiplier les hypothèses sur les raisons qui ont fait que ce vieux monsieur de 84 ans est reparti vers l’Orient. Sans doute se lançait-il à la poursuite de ce beau-frère soi-disant persan qui l’avait escroqué.
Comment avez-vous abordé cette matière romanesque ?
Pour moi, il y avait deux défis. Le premier : traiter d’une question qui m’était a priori éloignée, celle du commerce, plus précisément le commerce d’art, puisque, en plus des diamants, Tavernier a fait circuler des tableaux (les peintres à l’époque étaient des artisans), objets d’orfèvrerie, etc. En outre, son histoire, à peine postérieure à celle de la Compagnie des Indes néerlandaises, est contemporaine des prémices de la mondialisation. Or, un homme comme Tavernier, qui tient l’honnêteté pour la première des qualités, peut rendre au mot de commerce toute sa noblesse, sa grandeur, c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’il est devenu dans le commerce mondialisé, où les êtres comme les choses n’ont plus d’autre valeur que marchande. Étymologiquement, le mot commerce vient du latin cum, « avec ». Il s’agissait de décliner la notion de commerce dans toutes ses dimensions, y compris celle du commerce charnel.
Le second défi tient au fait qu’un homme du XVIIe siècle est, pour nous, extraordinairement difficile à comprendre. Il me fallait un minimum d’empathie envers Tavernier pour me lancer dans ce roman, mais comment entrer en communication intime avec quelqu’un dont je me représente si mal le rapport au monde ? Tavernier a la foi, n’interroge pas sa croyance, il n’y a aucune forme de doute chez lui. Contrairement aux hommes du XVIIIe siècle, dont les certitudes religieuses sont peu ou prou rongées par le libertinage.
Quelle part de fiction vous êtes-vous autorisée ?
Outre la thèse d’une jeune historienne de l’art, j’ai pu consulter, sur le Net, de multiples documents : les récits de voyage de Tavernier, mis en ligne par la BNF, bien sûr, mais aussi le témoignage de Philippe de Sanis, les premiers numéros du Mercure, le seul média autorisé de l’époque… La difficulté, c’est l’abondance des sources. Par rapport à Tavernier et à ses écrits, je ne m’autorise aucune invention, sauf dans les espaces d’ignorance, qui sont nombreux. À partir du moment où il n’y a rien, il n’y a pas de vérité qu’on pourrait trahir. Tout ce qui est établi sur sa personne, je le restitue fidèlement. Par exemple, la lettre d’anoblissement de Louis XIV, que je cite largement parce que je la trouve impressionnante dans la façon de mettre en scène la vie de Tavernier, est strictement authentique. Y compris les traces de services rendus par Tavernier qu’on peut y relever et qui n’apparaissent nulle part ailleurs, laissant la porte ouverte à la possibilité qu’il a aussi eu un rôle de diplomatie secrète. Mais on n’en sait rien, on a juste des indices. Le travail du romancier, c’est de s’emparer de ces indices pour imaginer quelque chose sans pour autant l’énoncer autrement que comme une « vérité » romanesque. En même temps, je le fais en signalant dans le texte, d’une manière ou d’une autre, qu’on arrive ici en terrain de fiction.
Vous passez par des biais pour atteindre Tavernier : le narrateur, un jeune apprenti. Pourquoi ?
Le narrateur est un instrument, comme une caméra. Il me permet de faire des zooms, de changer le point de vue, de varier la distance par rapport au personnage dont je parle. De la même façon, mettre au-devant de la scène le personnage du jeune apprenti, Melchior, qui accompagne Tavernier dans son dernier voyage, me permet d’avoir devant moi quelqu’un que je peux voir, lui-même pouvant voir ce qui se trouve derrière moi. C’est une installation, une série de réflecteurs. En éprouvant de l’empathie envers cet adolescent (qui, lui, sera un homme du XVIIIe siècle), j’entre par son intermédiaire en empathie avec Tavernier. Ainsi, je touche mon personnage du dedans. Raconter la vie de Tavernier à la manière d’une biographie ne m’intéresse pas. Je cherche les motivations profondes qui font qu’un fils de cartographe protestant sur l’île de la Cité au tout début du XVIIe siècle a un itinéraire personnel aussi époustouflant.
La manière dont le narrateur approche Melchior et Tavernier est au cœur du roman. Pourquoi ?
C’est mon rapport à la vérité. Le roman biographique dans sa forme académique relève pour moi du mensonge parce qu’il envisage la vie comme une succession de causes et de conséquences. Or c’est faux, la psychanalyse est passée par là, ainsi que la sociologie. On sait que l’on décide de très peu de chose, contrairement à ce qu’affirment les biographies. Cette « machine » à raconter que je mets en place et qui provoque du reflet me permet d’échapper à la linéarité de l’existence. Et d’aborder une question autrement plus juste à mes yeux : qu’est-ce que Tavernier a fait de ce qui lui est arrivé ?
Vous écrivez, à propos de Tavernier, qu’il est « grossièrement et viscéralement humain »…
On peut dire cela en effet de ces récits de voyage, qui sont très désorganisés par rapport à ceux qu’on a connus ensuite, mais ce grand « n’importe quoi » est passionnant par cette grossièreté du tissu qui se donne à voir, grossièreté que Tavernier semble avoir eue aussi dans la vie, qui n’est pas une vulgarité et qui est très attachante car, précisément, profondément humaine.
Il est beaucoup question d’argent, de biens, de transactions, en raison de l’activité de Tavernier mais aussi en ce qui concerne le narrateur…
Parce que je ne peux pas m’emparer de la figure d’un commerçant d’art, si je veux être juste là aussi, en faisant comme si je n’étais pas moi-même concerné par les rapports de l’art et de l’argent. C’est une façon de ne pas tomber dans mes préjugés ou de ne pas endosser l’habit du procureur. C’est une façon d’être au plus juste sous des dehors que j’espère drôles.
Avec les conséquences de la révocation de l’édit de Nantes, le roman est traversé par les fracas de l’Histoire…
L’exil forcé mais impossible des protestants résonne fortement, aujourd’hui, avec ce qui arrive aux Syriens, aux Soudanais, aux Afghans… Les conséquences de la révocation de l’édit de Nantes sont tragiques. Cette période franco-française est digne de l’inquisition espagnole. C’est une horreur absolue, et Tavernier en a été la victime, comme tous les adeptes de la religion réformée.
Mais dans le roman j’imagine aussi ceci : parmi les mesures prises par Louis XIV pour en finir avec les protestants, il y a celle d’attribuer à une personne qui abjure la fortune de toute sa famille. Or c’est exactement ce que Tavernier raconte à propos des Persans qui ont fait subir cela aux Arméniens. Il se trouve qu’il rendait compte de ses voyages au roi et à la cour. De là à penser que cette idée du plus haut cynisme viendrait du récit de Tavernier, voilà une hypothèse sur laquelle pourrait se pencher un historien…
Votre livre précédent, Débuter, comment c’est (1), était un essai qui portait notamment sur la manière dont on se lance dans un roman. Est-ce que ce que vous y disiez s’est à nouveau vérifié pour Aux confins du soleil ?
Oui, et c’est rassurant (rires). Mais en travaillant sur ce roman j’ai prolongé ma réflexion. Je pourrais aujourd’hui ajouter plusieurs chapitres à Débuter, comment c’est. En particulier, j’ai réfléchi sur le levain, qui est le mystère de la pâte du boulanger. Le levain en littérature est lié au rêve et à la bibliothèque, comme le levain est lié aux pains précédents. Il est aussi ce qui fait que la pâte du texte prend : ce qui la fait lever. Ce n’est pas forcément quand on écrit, mais quand on se promène ou quand on dort…
(1) Pocket, « Agora », 2019. Voir Politis n° 1562 du 17 juillet 2019.