« Bistroscope », de Pierrick Bourgault : Un café s’il vous plaît !
Des tavernes antiques aux bistros actuels, Pierrick Bourgault livre une histoire des troquets, ces lieux de débauche, refuges, antres de l’opinion publique…
dans l’hebdo N° 1591 Acheter ce numéro
Ça a débuté comme ça : sous les arcades des marchés, le menu peuple romain ouvre des commerces alimentaires. Les familles sans foyer dans leur logement s’y arrêtent pour acheter soupes chaudes, ragoûts, charcuteries et vins, à consommer sur place, au comptoir ou dans une cour intérieure…
L’industrie du tourisme et le secteur des cafés l’ont échappé belle. Parce qu’avant la Rome antique, la civilisation grecque avait imaginé un autre système et parié sur l’efficacité d’un choix philosophique singulier : l’hospitalité. On mise sur le sens de l’accueil, le don, la gratuité, on se plaît à recevoir et à élargir sa table à tout le monde, pique-assiettes compris.
Cet idéal a fait long feu. À Rome, comme en Gaule, on raque. Les premières tavernes soulagent les fatigues de la route. Les voyageurs s’y nourrissent, s’abreuvent de boissons fermentées, jouent aux dés. On goûte aussi le charme des hôtesses. Le lupanar, avec ses asellinae, ses petites serveuses, et le thermopolium proposant boissons et nourritures chaudes – d’où le thermos – se développent. Les vestiges d’Ostie, Herculanum et Pompéi en gardent de remarquables représentations, joyeuses, avinées, sexuelles, des inscriptions sans équivoque (« On était ici à deux copains, et comme on a eu trop longtemps un mauvais serveur à tout point de vue, un nommé -Épaphrodite, on a fini par le mettre dehors et on a dépensé bien agréablement, baise comprise, 105,5 sesterces. »).
Ça trinque et tringle, mais pas seulement. On se bagarre beaucoup, excité par les passions du jeu, on accuse le tavernier de vendre un vin trafiqué, parfois on assassine pour s’approprier les biens d’un voyageur. La nuit venue, dans les tavernes gauloises, boire et manger coûte son supplément, on facture l’huile, les bougies de cire d’abeille ou de suif de porc, cependant que se répètent les potins de la rue, du village, le toutim de l’actualité locale.
Au Moyen Âge, on vient jouir de l’ambiance animée, entre charlatans de passage, ménestrels et camelots vendant reliques et onguents, quand bien même les établissements n’affichent aucun tarif, variant l’addition selon les approvisionnements et la trogne du client, toujours masculin. Pour un écrivain moraliste comme -Guillaume de Machaut, ce n’est rien de moins qu’une « chapelle au diable, où l’on apprend à jurer, mentir et parjurer : ordure, luxure et usure ». D’une autre engeance et morale, François Villon ne partage évidemment pas le même avis : « Tout aux tavernes et aux filles… Il n’est trésor que de vivre à son aise… » Pas seulement encore : la police officielle ou secrète y vient pour écouter les bruits qui courent, les messagers, les espions ; elle tend sur place ses souricières. Crime, enquête, plaidoirie, que ne s’y passe-t-il pas ?
Tel est le préambule de ce –Bistroscope, encyclopédie du troquet de l’Antiquité à nos jours, très largement illustré de reproductions et de photographies (petit-fils de cafetier, l’auteur est également photographe), conduit par Pierrick Bourgault, remarquable puzzle historique. Non pas un récit linéaire, mais un ouvrage gavé d’anecdotes, nourri de pas de côté, de coups de projecteur puisés dans l’histoire, grande ou petite, nationale et locale – c’est l’un des mérites du livre : des récits qui sortent de la capitale.
Où l’on apprend que l’herbe fumée par les Amérindiens fut la première substance exotique importée et appréciée dans les tavernes, quand tabac, canne à sucre et caféier sont cultivés par les esclaves déportés d’Afrique par la traite négrière ; qu’un imbroglio dans la diplomatie franco-turque, en 1669, aboutit à la première dégustation de café à Paris, soldée par l’ouverture de lieux de consommation du même nom ; où l’on retrouve, quelques années plus tard, Francesco Procopio dei Coltelli, né en Sicile, installé dans l’actuel Procope, du côté de Saint-Germain-des-Prés, proposant, outre l’âcre jus noir, des vins capiteux et des eaux-de-vie, attirant bourgeois, savants, abbés galants, littérateurs dans un décor de charme. Encre et papier sont laissés à disposition. On attend qu’une œuvre ou les dernières nouvelles sèchent sur un fil avant de les lire.
Dans la foulée du succès, les cafés vont se multiplier, autour du Palais-Royal puis au-delà de l’octroi, où se diffusent propos et chansons satiriques, répliques et contestations, où se forge l’opinion publique. Des idées ! C’est que le café excite, réveille, tonifie, est supposé « donner de l’esprit ». On parle donc démocratie et droits de l’homme dans un lieu qui a pour origine… la traite négrière.
Louis XVI prête peu d’attention à ces estaminets. Lors des régimes suivants, sous l’Empire et la Restauration, chansonniers, auteurs divers, pamphlétaires demeurent sous surveillance, a fortiori lorsqu’on y vient s’instruire et commenter l’actualité politique. Au moment de la Commune, les cafés s’emplissent de « clubs de la révolution », où des orateurs improvisés s’expriment, débattent, envisagent, influencent.
On parle là d’une autre époque, ou presque. L’Hexagone comptait 500 000 débits de boissons en 1900. On en recensait 36 178 en 2015. Des statistiques à affiner, certes, suivant les classifications. Reste une réalité : 26 000 communes en France, sur près de 36 000, n’ont plus aucun café. Pas de hasard si la France a demandé l’inscription de ses bistrots parisiens au patrimoine immatériel de l’Unesco – un seul millier d’adresses ont été validées. Au café maintenant de se réinventer, en véritable laboratoire social, proposant animations et rencontres, spécialités locales, offres diverses, dans un esprit associatif…
Bistroscope. L’histoire de France racontée de cafés en bistrots, Pierrick Bourgault, Chronique Éditions, 192 pages, 29 euros.