Démocratie locale : La prise de pouvoir citoyenne
Le scrutin de mars voit une multiplication de candidatures collectives qui ambitionnent de réinventer la démocratie à l’échelon local par des pratiques de désignation et des programmes ambitieux.
dans l’hebdo N° 1590 Acheter ce numéro
Un matin de juin dernier, Agathe Voiron reçoit une curieuse missive. Une silhouette drapée de l’écharpe tricolore, un point d’interrogation au milieu du visage, « maire, adjoint·e, conseillèr·e municipal·e… et si l’élu·e idéal·e de Toulouse c’était vous ? Osons nous impliquer pour construire une ville démocratique ! » Cet Archipel citoyen qui sollicite sa réponse, est-ce sérieux ? La jeune infirmière laisse mûrir, et décide de prendre contact, trois mois plus tard. Agathe Voiron est l’une des personnes tirées au sort sur les listes électorales par le collectif afin de solliciter leur candidature. Elle s’informe, rencontre le comité d’organisation, s’enthousiasme, dit « oui » et accepte même d’être porte-parole, en 20e position sur la liste. L’objectif initial était de tirer au sort 23 noms (le tiers de la liste), mais sur les 1 000 courriers envoyés (à partir du fichier municipal, peu à jour), nombreux semblent s’être égarés, et au final ce sont huit personnes qui ont pu être désignées de cette façon. « Cependant, l’intention n’a rien d’anodin. Si l’on m’avait dit ça ! La lettre aurait pu tomber chez les voisins… », frémit-elle à l’idée qu’une telle chance aurait pu passer à côté d’elle. « Pourtant, je n’avais pas d’intérêt particulier pour la chose politique. »
« On est loin de la pratique verticale de ces listes dites “citoyennes” parce qu’un leader éclairé y a invité des gens de la “société civile” à le rejoindre », commente Élisabeth Dau, experte en gouvernance démocratique auprès du mouvement Utopia & CommonsPolis. Coconstruction d’un programme, constitution d’une liste, anticipation de l’exercice de gestion du mandat, « la démarche des listes participatives est autrement ambitieuse, revendiquant de raccrocher la population aux lieux de décision pour œuvrer à un futur meilleur ». Le sociologue Guillaume Gourgues, du laboratoire Triangle à Lyon, constate que les gens sont lassés d’offres municipales réduites à une simple participation (lire pages 26-27) ou la création de conseils de quartiers améliorés. « Ils veulent aller au cœur du fonctionnement municipal pour le changer en profondeur. C’est un phénomène absolument passionnant. Il ne va pas renverser la planète, mais c’est un point de départ. »
La liste Piolle de 2014 à Grenoble est une version « légère » de cette aspiration (lire pages suivantes). L’adoption d’un plan d’austérité budgétaire a d’ailleurs conduit deux membres de la majorité à s’en désolidariser, pour lancer aujourd’hui une démarche participative plus radicale. « Nous construisons notre programme par des assemblées populaires ouvertes, explique Guy Tuscher, à l’initiative de cette liste Grenoble est à nous. Des membres de syndicats et de partis nous rejoignent, mais sans logo. »
Commercy, un municipalisme à la française
À l’extrémité la plus radicale du spectre des initiatives participatives, on trouve les expériences inspirées du « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin (décédé en 2006) : une écologie sociale anticapitaliste, ancrée à l’échelle locale et pilotée par des assemblées citoyennes ouvertes. En Europe, on l’a vue à l’œuvre en Italie et surtout en Espagne dans les villes dites « rebelles » comme Barcelone, qui a élu Ada Colau pour maire. En France, qui découvre le mouvement, l’Assemblée citoyenne Commercy (ACC) en est l’un des exemples les plus significatifs avec Brest citoyenne. Des gilets jaunes, dont la petite ville meusienne est une place forte, ont été à l’origine d’un processus d’assemblées permanentes pour parler des affaires de la commune. À l’été 2019, décision est prise par certains de présenter une liste à la municipale. Elle s’engage à porter strictement les décisions de l’ACC, véritable organe de ce pouvoir municipaliste ouvert à quiconque réside à Commercy. Pas de programme d’action détaillé, donc : l’ACC en décide(rait) au gré de ses débats.
Si d’autres communes ont tracé une voie auparavant, comme Kingersheim (Haut-Rhin, lire pages 24-25) ou Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais), le destin étonnant de la municipalité de Saillans, conquise en 2014 par une liste participative, a marqué un « an zéro » de cet élan démocratique (lire page 23). À l’association Action commune, émergée en 2014 pour documenter ce type d’initiatives et les accompagner lors des municipales, on s’attendait à ce que le petit village drômois inspire une trentaine de listes pour 2020. « Nous en avons localisé 244, et encore s’agit-il d’un autorecensement, non exhaustif donc. Il pourrait bien y en avoir 400 à 500 », s’étonne Thomas Simon, animateur de l’association. Élisabeth Dau, qui en est coprésidente, s’enthousiasme. « Nous sommes à l’heure d’une transformation culturelle majeure, où tout le monde, et d’abord chez les plus jeunes, commence à concevoir qu’il est possible d’être élu et de participer concrètement à l’action publique. » Une réponse à une crise « sans précédent » de la représentation démocratique, « qui affecte aussi les corps intermédiaires, partis, syndicats, associations, à l’origine également de l’émergence des gilets jaunes ».
Guillaume Gourgues ne croit pas à un « bouillonnement spontané, mais plutôt à l’efficacité d’une entreprise militante et professionnelle qui a trouvé un terreau social disponible ». Labouré par des structures comme Action commune, La Belle Démocratie, et surtout Tristan Rechid, un militant qui a élaboré un cycle de formation à la démocratie participative inspiré du laboratoire drômois. « J’en retrouve la trace dans presque tous les lieux où j’ai interrogé les gens – Langres, Saint-Médard-en-Jalles, Barjols, Seyne-les-Alpes. »
La multiplication de ces initiatives auto-intitulées « participatives » a incité Action commune à les caractériser. Guillaume Gourgues y a contribué par un questionnaire. Sur 55 retours dépouillés, la quasi-totalité des listes se définit « de gauche ». Presque toutes accueillent des activistes issus de partis ou d’associations. Dans les petites communes, ce sont souvent d’anciens édiles qui ont opéré leur mue, ou bien des collectifs citoyens « qui veulent virer le maire », commente Thomas Simon. Mais on trouve aussi souvent des personnes sans passé militant. Des gilets jaunes en particulier ont contribué à des initiatives à Strasbourg, Mulhouse, Chambéry, Pantin, Forcalquier, Quimper, Châteauroux, etc., et surtout à Commercy (Meuse), siège de la première « assemblée des assemblées » des gilets jaunes en janvier 2019 (lire encadré). « Quand la taille de la commune augmente, le profil des listes se diversifie, les partis sont parfois présents, poursuit le militant. Et dans les grandes villes, les listes doivent se déterminer face à des dynamiques politiques très fortes. »
Élaborée par une coopérative citoyenne, Alternative Perpignan écologique et solidaire comprend des politiques, mais c’est Caroline Forgues, citoyenne sans attaches, qui la conduit. Poitiers Collectif, issu d’un processus semblable, a désigné Léonore Moncond’huy à sa tête, encartée à EELV. À Pont-à-Mousson au cœur, c’est le militant associatif Matthieu Jacquot, suite à un tirage au sort parmi des volontaires puis une élection « sans candidature » (2). À Saint-Médard-en-Jalles (Gironde), la liste part aux votes sans partis, qui ont refusé de la rejoindre. Chambé citoyenne, menée par la militante Aurélie Le Meur, a rompu avec un collectif de gauche chambérien qui voulait déroger au processus participatif en imposant des politiques. La liste reste néanmoins soutenue par EELV. À Montpellier, Nous Sommes, inspirée du municipalisme barcelonais, mène une campagne dynamique autour d’Alenka Doulain, militante associative. La liste, soutenue par le bureau national de La France insoumise, a rallié plusieurs membres d’EELV.
Archipel citoyen apparaît comme l’initiative phare du scrutin de mars. Un sondage non publié la donnerait au-delà de 20 %, en mesure de disputer le second tour à Jean-Luc Moudenc, maire LR sortant de Toulouse, quatrième ville de France. Il faut dire que la démarche creuse son sillon depuis 2017. Réflexion, plateforme de débats, méthodologie… elle est apparue suffisamment crédible et prometteuse pour que les partis s’y intéressent. EELV l’a soutenue en premier. Puis La France insoumise, Nouvelle Donne, Place publique, Ensemble, le Parti pirate et même une moitié des militants socialistes, se félicite Maxime Le Texier. « Cette alchimie nous a demandé des efforts colossaux, parce que nombre de nos soutiens citoyens sont “dégagistes” dans l’âme. » Il reconnaît cependant un échec : faute d’outil participatif, l’ordonnancement de la liste a connu une classique bataille d’ego. « Mais nous avons surmonté cette passe difficile sans aucun départ. »
Souvent minoritaires dans les intentions de vote, ces listes n’en jouent pas moins un rôle majeur, estime Marion Roth, experte en participation citoyenne. « Elles font bouger les lignes en bousculant les partis, montrant que des citoyens sont capables de s’organiser et d’élaborer des propositions solides sans eux. Ce sont aussi des creusets d’apprentissage de nouveaux modes d’exercice de la démocratie. » Le questionnaire d’Action commune réservait une autre surprise. « Ces listes n’entendent pas se cantonner à l’éducation populaire : à une écrasante majorité, elles visent le second tour et la conquête du pouvoir ! », indique Guillaume Gourgues.
(1) Mode de gouvernance participatif fondé sur l’auto-organisation et la prise de décision par consentement.
(2) On vote pour la personne que l’on juge la plus apte à remplir la fonction.