En Allemagne, retraite réformée, seniors paupérisés

Trente ans de changements de régime ont fragilisé des millions de personnes âgées. Le gouvernement veut y remédier, mais le système, complexe et illisible, est loin d’être à la hauteur de l’enjeu.

Rachel Knaebel  • 26 février 2020 abonné·es
En Allemagne, retraite réformée, seniors paupérisés
©Le ministre du Travail, Hubertus Heil (SPD), en visite dans un centre d’appels pour « minijobs », le 31 mai 2018. PATRICK PLEUL/dpa-Zentralbild/dpa Picture-Alliance/AFP

En Allemagne aussi, depuis trente ans, les réformes des retraites se suivent et se ressemblent. Les unes après les autres, elles conduisent à réduire les pensions. Le résultat ? « La pauvreté des seniors s’est clairement accentuée. Il y a aujourd’hui en Allemagne trois millions de personnes de plus de 65 ans qu’on peut qualifier de pauvres », affirme Matthias Birkwald, député du parti de gauche Die Linke au -Bundestag.

La part des plus de 65 ans qui vivent sous le seuil de pauvreté (avec moins de 60 % du revenu médian) est passée en Allemagne de 14 % en 2010 à plus de 18 % en 2018 (1). C’est plus du double du taux en France, où un peu plus de 8 % des plus de 65 ans vivent sous le seuil de pauvreté (selon Eurostat). Dans la population totale, le taux de pauvreté allemand n’a augmenté dans la même période que de 15,6 à 16 %. « Selon des estimations, il y aura encore une augmentation de la pauvreté des seniors jusqu’en 2030. Sans mesures politiques pour contrer le phénomène, cela va devenir un réel problème », analyse Florian Blank, analyste à l’institut de recherches économiques et sociales de la Fondation Hans-Böckler.

La situation est en tout cas assez sérieuse pour que le gouvernement allemand discute depuis un an de la mise en place d’une retraite minimum pour les pensionné·es les plus pauvres. Le projet dit Grundrente a finalement été adopté mi-février par la coalition réunissant le parti conservateur et les sociaux-démocrates. Il prévoit une revalorisation des retraites les plus basses pour les personnes ayant cotisé au moins trente-trois à trente-cinq ans. Ce serait financé par l’impôt. Il est même envisagé que l’argent vienne d’une taxe sur les transactions financières.

Ce projet de retraite minimum doit être mis en œuvre à partir de 2021. C’est l’une des rares mesures prises depuis les années 1990 qui fera augmenter un peu les pensions. En 1992, sous le gouvernement d’Helmut Kohl, le pays tout juste réunifié mettait déjà en œuvre une réforme des retraites (la loi avait été votée en 1989 en Allemagne de l’Ouest et a été transposée ensuite à tout le pays). Cette réforme relevait l’âge de départ légal à 65 ans pour tout le monde, contre 60 ans pour les femmes et 63 pour les hommes auparavant. En 2001, c’est sous un gouvernement de coalition sociaux-démocrates/verts qu’une nouvelle réforme est adoptée, qui réduit le « niveau de référence des retraites » – soit le rapport entre une retraite dite standard (quarante-cinq ans de cotisations au salaire moyen) et le salaire moyen. Cette loi avait aussi introduit les retraites privées par capitalisation. Puis les cotisations retraites pour les chômeurs de longue durée (plus d’un an) ont été supprimées avec les réformes Hartz IV.

Pas dupe de la communication gouvernementale, l’hebdomadaire Der Spiegel écrivait en 2001 : « Le gouvernement discute de cette réforme avec des pronostics enjolivés et des chiffres gonflés. En vérité, les cotisations vont augmenter et les pensions vont baisser. » Et ce n’était pas fini. En 2007, une nouvelle réforme a relevé l’âge légal de départ à 67 ans, hausse progressive qui court jusqu’en 2031. Puis, avec le retour du Parti social-démocrate au gouvernement après un passage dans l’opposition, le cap change en 2014 : il redevient possible de partir à 63 ans à condition d’avoir cotisé quarante-cinq ans. Des règles particulières sont aussi adoptées alors pour les mères. Reste que, en 2017 encore, un cinquième des hommes et un quart des femmes partaient à la retraite avant l’âge légal, donc avec une décote.

Toutes ces réformes ont en outre rendu les retraites allemandes de moins en moins lisibles pour le commun des mortels. Dans ce système, qui est « à points » depuis les années 1950, « une année de travail au salaire moyen équivaut à un point. Si vous avez gagné deux fois le salaire moyen, vous avez deux points. Si vous avez travaillé à temps partiel au salaire moyen, vous avez moins de points, explique Florian Blank (2). Les gens ont donc des droits à la retraite plus importants s’ils ont travaillé plus longtemps et pour un bon salaire. Plus vous avez eu de périodes de chômage, de périodes à bas salaire ou à temps partiel, moins vous avez de droits à la pension. Or, aujourd’hui, nous faisons face à des groupes d’âge qui ont amassé moins de points qu’avant, par exemple à cause du chômage ou parce que les périodes de formation se sont allongées. L’autre aspect, c’est que les réformes des retraites de 2001 et des années suivantes ont fait baisser la valeur du point par rapport au salaire moyen. C’est-à-dire que, depuis, les retraites n’augmentent plus aussi vite que les salaires. »

Les conséquences se voient directement sur les comptes en banque des retraité·es. Selon l’institut de la Fondation Hans-Böckler, une personn qui a travaillé quarante-cinq ans pour l’équivalent du salaire minimum allemand (salaire minimum légal qui n’existe que depuis 2015) aura droit à une retraite de base d’environ 560 euros. Une autre qui a travaillé quarante ans pour un salaire brut de 2 350 euros pourra espérer 825 euros, 930 euros si elle a cotisé quarante-cinq ans. Même en ayant travaillé toute sa vie active, il devient de plus en plus difficile d’avoir une retraite qui dépasse le niveau de l’assurance vieillesse minimum, qui est d’environ 810 euros à l’heure actuelle (3).

Certes, aux retraites de base peuvent s’ajouter des complémentaires d’entreprise et des retraites par capitalisation pour les personnes qui ont eu les moyens d’y souscrire, ou les retraites des partenaires. Les femmes d’Allemagne de l’Ouest – où être mère et travailler à temps plein sont deux choses toujours difficiles à concilier – touchent par exemple une retraite moyenne particulièrement basse, de moins de 700 euros. Quoi qu’il en soit, de plus en plus de personnes retraitées doivent continuer à travailler. Près d’un million d’entre elles exercent un « minijob », ces contrats ultra-précaires payés 450 euros maximum par mois.

L’actuel projet de retraite minimum va-t-il permettre d’inverser la tendance ? C’est peu probable. « La mesure devrait aider à relever les retraites les plus basses. Ce n’est pas le même objectif que de lutter contre la pauvreté des personnes âgées », estime Florian Blank.La mesure ne vise donc pas à donner à toutes celles et tous ceux qui ont cotisé longtemps un minimum de retraite qui serait obligatoirement supérieur au minimum vieillesse. « Le projet est une construction complexe. Et, au fil des discussions, le gouvernement a rendu les choses toujours plus compliquées, à tel point que seuls les experts peuvent encore saisir ce qui est proposé », déplore le chercheur.

Pour Matthias Birkwald, le projet du gouvernement n’a en fait rien à voir avec une véritable retraite minimum. « Une vraie retraite minimum, cela existe aux Pays-Bas », fait-il remarquer. Là-bas, toute personne qui a vécu cinquante ans dans le pays a le droit, arrivée à l’âge de la retraite, à une pension minimum de 1 200 euros, quelle que soit sa durée de cotisation. « Ce qui est proposé chez nous par le gouvernement va décevoir de nombreuses personnes, qui en fin de compte recevront à peine plus. Cela ne constitue pas une véritable protection contre la pauvreté. Malgré tout, 1,2 à 1,4 million de retraité·es recevront entre quelques dizaines et (dans des cas particuliers) quelques centaines d’euros de plus par mois. 8 % des seniors de l’est de l’Allemagne et 10 % des femmes de tout le pays devraient en profiter. On ne peut donc pas complètement rejeter ce projet. »

Mais le parti Die Linke voudrait aller plus loin : il demande la mise en place d’une « retraite minimum solidaire » de 1 050 euros net, somme relevée à 1 200 euros dans son tout nouveau « concept pour un État social du futur » présenté en janvier. Et pour Matthias Birkwald, pour réellement lutter contre la pauvreté des seniors, il faut réformer bien plus en profondeur le système de retraite allemand. « Il faudrait déjà relever le niveau des retraites [le rapport retraite standard/salaire moyen] au chiffre d’avant 2001, revenir à l’âge légal de 65 ans et remettre les pensions de l’est de l’Allemagne au niveau de celles de l’ouest. »

Die Linke réclame aussi que les gens qui ont cotisé quarante années puissent partir dès 60 ans, et, pour en finir avec les très bas salaires qui aboutissent à des pensions ridicules, que le salaire minimum soit relevé à 13 euros brut de l’heure, alors qu’il est de 9,35 euros actuellement (10,15 en France). « Si, avec tout cela, les retraites ne suffisent pas, nous voulons la retraite minimum solidaire », précise le député. Comme dernier recours, pas comme un remède contre la baisse organisée des pensions.

(1) Dans le même temps, le seuil de pauvreté est passé de 915 euros par mois à 1 135 euros par mois pour une personne seule.

(2) Les fonctionnaires et certaines professions libérales (médecins, pharmaciens, avocats) ont leurs propres systèmes de retraite.

(3) Le montant de l’assurance vieillesse peut varier selon les situations. Il se compose d’une base d’environ 400 euros à laquelle s’ajoute une somme pour le logement et le chauffage.

Monde
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