Éric Guéret, filmer plein champ
Alors que s’ouvre le Salon de l’agriculture, La Vie est dans le pré relate le combat d’un paysan contre Monsanto. Rencontre avec un cinéaste qui entend éveiller les consciences.
dans l’hebdo N° 1591 Acheter ce numéro
Match retour. Un retour sur Paul François, agriculteur charentais. En 2018, il tourne une page. Il observe la mécanique en branle, assumant sa dernière moisson conventionnelle. Il abandonne un système auquel il a cru, pour des raisons de santé publique, une chimie « qui se retrouve dans la chaîne alimentaire, impacte la flore et la faune ». Des effets indésirables trop importants pour continuer dans ce système. « Bienvenue à l’innovation en agronomie, bienvenue au bio », se réjouit-il. Avec une particularité : conserver sa vaste structure. Soit 240 hectares. Un défi : montrer que « faire du bio à grande échelle, c’est possible ». Une pensée tout entière revue. Comme s’il fallait remettre les mains dans le cambouis. Devant la caméra d’Éric Guéret, qui le suit dans cette rupture, Paul François réapprend à observer ses champs, la nature, les vers de terre et les abeilles. La vie est dans le pré, en effet, titre de cet exceptionnel documentaire. La vie non sans mal.
En avril 2004, Paul François est violemment intoxiqué par un herbicide fabriqué par Monsanto. L’étiquette du produit ne recommandait aucun équipement particulier pour son usage. Début d’un périple hospitalier de cinq mois. Les lésions au cerveau ne disparaîtront jamais, ses fonctions immunitaires sont perturbées, les maux de tête récurrents. En 2007, il décide de porter plainte contre le groupe semencier, épaulé par un avocat spécialisé, François Lafforgue. Douze ans que ça dure. En février 2012, il gagne en première instance. Décision confirmée par la cour d’appel en 2015. Le groupe chimique se pourvoit en cassation dans une stratégie de contestation des faits. Il s’agit d’« user le bonhomme, moralement, financièrement ». Paul François le sait, mais connaît la force de la rigueur scientifique sur les produits les plus dangereux, comme le Lasso, dont il a été victime. Éric Guéret n’ajoute aucun commentaire. Il livre brut de décoffrage les luttes d’un homme qui n’a pas été épargné (1). Qui perd aussi sa femme d’une rupture d’anévrisme en septembre 2018. Un paysan porté par un combat judiciaire et médical. Éternelle bataille entre le pot de terre et le pot de fer.
Match aller. 2012. Huit ans en arrière. Parkinson, cancer de la prostate, de la vessie, lymphome… Tel est le bilan de l’agriculture industrielle que dénonce déjà cet autre documentaire d’Éric Guéret, La mort est dans le pré. Un monde refermé sur lui-même, qui souffre en silence et se meurt. Pour toutes les victimes, chose injuste, le plus difficile est de faire reconnaître leur maladie professionnelle par la Mutualité sociale agricole (essentielle pour une prise en charge et obtenir une indemnité). Le réalisateur intègre des images d’archives de cette agriculture intensive où l’on respire à pleins poumons des produits nocifs. Paysans et vignerons embarqués dans la productivité sans penser être tombés dans le traquenard des firmes. Paul François en fait partie. Il n’est qu’au début de son affrontement. Le film démonte la désinformation, l’hypocrisie, le mensonge orchestré des firmes et des politiques depuis des décennies sur les pesticides. On pourrait penser que le documentariste a fait du monde paysan une obsession. « Ça touche des problèmes qui me sont chers, comme la santé au travail, l’alimentation. L’agriculture est au cœur de ces thématiques et c’est là qu’il faut agir. »
Une obsession, donc. Ou presque, à regarder la filmographie éclectique, joliment bigarrée, du réalisateur. Éric Guéret est né en 1965 à Suresnes. Sa mère est infirmière, son père expert-comptable. À l’adolescence, il se passionne pour la photographie. Prend le large, part en pension en Allemagne, à Heidelberg, affine techniquement sa curiosité. Retour au lycée, bac C (scientifique). Tandis que, parmi les proches de ses parents, vient souvent dîner le couple Marceline Loridan et Joris Ivens. Rencontre déterminante, bouleversante. Éric Guéret se tourne vers le documentaire et s’inscrit à l’école Louis-Lumière, en section cinéma. Au sortir de son apprentissage de chef opérateur, il songe à un premier film sur les ouvriers d’une usine Peugeot à Canton, demande son avis à Joris Ivens. « Si tu veux prendre une décision importante, ne demande jamais à quelqu’un qui a plus de 25 ans, parce qu’il te conseillera de ne rien faire ! » lui répond le cinéaste, qui a déjà près de 91 ans et a réalisé plusieurs films en Chine (réunis sous le titre Comment Yukong déplaça les montagnes). Dans la foulée, Éric Guéret ira filmer les ouvriers chinois. Les Enfants du Parti (1992) est son tout premier documentaire, diffusé alors sur la chaîne Planète. Avec une demi-page à la clé dans Libé, dont il reste fier comme un gosse.
Vont s’enchaîner les films. Toujours seul. Image, son et lumière. Alimentaires, sur commande, divertissants, et certains marquants. Paroles d’enfants (1999), autour de gosses des rues filmés en 1994 à Dakar, au Sénégal, sur lesquels il revient fixer sa caméra cinq ans plus tard, qui en prison, qui en famille ou dans un centre d’accueil. Dans Langues maternelles (2003), il suit la classe de bambins dans une école parisienne où se bousculent trente-quatre nationalités. Un apprentissage de l’intégration jusque dans la cour de récréation. Avec Femmes sans domicile (2007), il se confronte à la situation des SDF au féminin, saisies au plus près des corps (une constante chez Éric Guéret), jour et nuit, cinq mois dans la rue, après deux autres passés dans les camions du Samu social, de centres d’hébergement en errances sur le bitume. Une histoire de destins saccagés, de corps martyrisés. Homos, la haine (2014) livre une galerie de témoignages sur l’homophobie ordinaire. Au travail, en famille, en ville. Qui dit le mal-être, le harcèlement, les discriminations. Jusqu’à subir une barbarie sauvage. Un verbe direct.
Pareille violence s’exprime dans Trans, c’est mon genre (2016), entre pressions sociales, familiales, dès l’adolescence, l’universelle vacherie du monde du travail et l’injustice de l’état civil. Autre galerie de portraits et discours terrifiants, celle d’Enfance abusée (2018), bâtie sur les victimes de pédophiles. Des mots crus sur des actes criminels. Et semblable dispositif scénique : des propos sobrement recueillis devant une caméra fixe. Ni spectacularisation, ni mièvrerie, ni surenchère dans l’émotion. Du justement cadré qui force l’écoute. Changement de territoire : Le Feu sacré, en salle le 29 avril prochain (une -première pour le réalisateur), consacré à l’aciérie d’Ascoval, menacée de fermeture, à Saint-Saulve, dans un Nord désindustrialisé. Pendant un an, Éric Guéret encastre ses personnages dans le décor époustouflant et monumental des flammes et de l’acier, collecte les confidences d’un personnel inquiet, anxieux sur son avenir.
Une marque de fabrique chez Éric Guéret : du travail au long cours, entre six et douze mois de tournage, et dix à douze semaines de montage, fidèlement assuré par Isabelle Szumny depuis une vingtaine d’années. « Aujourd’hui, j’ai radicalisé ma position : je ne fais plus que ce que j’aime, des films en immersion, avec les gens, en prenant le temps qu’il faut pour des films inscrits dans la continuité. Je ne sais jamais quand je termine. Je rends un film quand j’estime qu’il est fini. » Avec une méthode : « J’ai besoin de porter mon regard, d’affirmer ma subjectivité. Quand je réalise Greenpeace, opération plutonium_, je donne la parole à l’organisation. Pour_ Le Feu sacré_, je ne donne pas le point de vue de l’actionnaire principal, mais celui des ouvriers. Je suis avec eux. Je filme les gens que j’aime, avec qui j’ai envie de passer un an, je les choisis donc, quel que soit le milieu, de l’usine à l’hôpital en passant par les champs. »_
Autre marque de fabrique : des films d’ordre sociétal, pas moins politiques ou politisés. « Je me suis tourné vers l’essentiel, un élargissement des consciences. Comment agir pour augmenter le niveau de connaissances du public sur un sujet complexe. Cette idée est primordiale, reconnaît avec une certaine humilité le documentariste, qui ne choisit pas ses sujets par hasard, gouverné par une sensibilité exacerbée, sillonnant failles et fêlures de la société_. J’aurais pu m’enfermer dans l’environnement, mais je ne suis pas encarté, ni un militant. J’ai néanmoins une passion pour les luttes sociales. Je vise l’utilité, avec ma façon d’aborder les problèmes par leurs solutions. Tous mes films s’articulent non pas autour de la violence, mais autour de gens qui luttent. Contre l’homo-phobie ou l’emprise des pesticides. Ce ne sont pas des films de constat. »_
À propos de lutte, à la toute fin de La vie est dans le pré, Éric Guéret filme un entretien privé entre Paul François et Nicolas Hulot, qui avait remis la Légion d’honneur au paysan. L’ancien ministre de la Transition écologique revient, parmi d’autres -révélations ahurissantes, pour la première fois après sa démission, sur son expérience au gouvernement. « J’étais censé être ministre d’État et numéro trois du gouvernement, mais c’était juste pour la façade ! Quand j’ai pris cette décision difficile de partir du gouvernement, j’avais demandé douze points de clarification au Premier ministre et au Président, dont ma volonté de copiloter la révision de la politique agricole commune, parce que pour moi il n’était pas pensable qu’on loupe cette fenêtre. Évidemment, ça ne m’a pas été accordé. » L’ancien ministre poursuit sur ses différends avec Stéphane Travert, ministre de l’Agriculture. « Le fait d’être en conflit permanent, au bout d’un moment, à part alimenter les couacs médiatiques, ça ne sert à rien et c’est absolument épuisant, dit-il.[…] Il y a une force de rappel des lobbys les plus puissants qui ont imprégné culturellement ce ministère. J’ai parfois trouvé plus de conservatisme au ministère de l’agriculture qu’à la FNSEA ! » De fait, s’interroge maintenant Éric Guéret, « pourquoi rien ne change, alors que l’on sait tout des effets des pesticides sur la santé, sur la biodiversité, sur l’alimentation, sur le poids des lobbys, sur l’état de pauvreté de nos paysans ? » Ce n’est pas la nouvelle édition du Salon de l’agriculture, qui ouvre ses portes le 22 février, qui apportera une réponse.
(1) Depuis, Paul François a été mis en examen pour recel, le 12 février dernier, à la suite de malversations financières de la part d’une notaire qui lui avait prêté des fonds pour son exploitation. Une somme qu’elle avait détournée sans que l’agriculteur le sache.
La Vie est dans le pré, jeudi 27 février, France 3, 23 heures (1 h 19).