« Il regarde ses vaches et il les trouve belles »
Avec Cyrille, agriculteur, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes, Rodolphe Marconi fait le portrait d’un jeune éleveur qui, comme beaucoup, est étranglé par les difficultés financières mais appréhende le monde sans amertume ni colère, avec une pureté intérieure qui force l’émotion.
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Aux membres de l’association Paysans solidaires qui lui demandent s’il a des idées de suicide, Cyrille répond par la négative, mais timidement. Cyrille a la trentaine et est agriculteur dans le Massif central. Financièrement, il ne s’en sort plus. Les raisons : de lourdes dettes contractées quand il s’est installé, plusieurs vaches emportées par des maladies inopinées… Pourtant, le jeune homme a du courage et de l’endurance à revendre. Il travaille comme un damné tout au long d’une journée à rallonge, sept jours sur sept. Il exploite toutes les possibilités de revenus, vend ses plaquettes de beurre, réalisées une à une, avec une fleur moulée sur chacune, au marché du coin (70 plaquettes à 3 euros, recette dérisoire), fait même des extras le midi dans un restaurant…
Quand Rodolphe Marconi l’a rencontré sur une plage, et que Cyrille lui a dit que c’était la première fois qu’il voyait la mer, la nécessité de faire un film s’est imposée au cinéaste. Pas seulement parce qu’il fallait montrer concrètement une situation trop souvent évoquée par un chiffre terrible : un agriculteur se suicide chaque jour. Surtout parce que Cyrille ne peut laisser personne indifférent. L’émotion qu’il suscite est forte et immédiate. Il suffit de voir, dans les premières images de Cyrille, agriculteur, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes, le rapport qu’il entretient avec ses vaches. Nulle mièvrerie mais une sorte d’évidence dans l’échange homme-animal. En butte à ses difficultés et à sa solitude, surtout affective – il a perdu sa mère aimée quelques mois auparavant, il est sans relation amoureuse, plus compliquée à établir à la campagne, surtout quand on est homosexuel –, Cyrille se bat et peut être atteint. Mais il reste d’une douceur et d’une longanimité inouïes. Rodolphe Marconi, dans l’entretien ci-dessous, parle de pureté à son endroit. Il y a en effet chez lui quelque chose des personnages de Rossellini dans les Onze Fioretti de François d’Assise. C’est en tout cas ainsi qu’il nous est montré. Ce qui donne un très beau film aux résonances sociales incontestables mais aussi sensible aux paysages intérieurs.
Qu’est-ce qui vous a le plus touché chez Cyrille ?
Rodolphe Marconi : Le fait qu’il m’ait raconté son quotidien tel qu’il était sans aucune plainte. Il n’avait pas d’amertume ni de colère. « Dans la vie, il faut prendre les choses comme elles viennent », m’a-t-il dit un jour. Alors que moi, au fur et à mesure qu’il me racontait sa vie, j’en voulais à la terre entière. Il se lève à 6 heures du matin, se couche à 1 heure et ne peut pas se verser de salaire. Il y a un rapport salaire/travail qui m’a scandalisé.
C’est toute sa personne, en fait, qui m’a touché. Cela faisait longtemps que je n’avais pas rencontré quelqu’un d’aussi pur intérieurement. Il a une éthique très forte. Alors que son père l’enfonce à -longueur de journée, il ne se rebelle pas, il ne fait jamais un coup en douce à personne, il ne s’en prenait jamais aux huissiers qui se succédaient à sa porte…
Il est dans une profonde solitude, y compris entouré de son père et de son frère. A-t-il accepté facilement votre arrivée ?
Quand, six mois après notre première rencontre, je lui ai téléphoné pour lui demander si je pouvais venir le filmer, il m’a répondu oui tout de suite. Je pense qu’il s’est dit « je ne serai pas tout seul ». C’était la première fois qu’il avait quelqu’un à qui parler vraiment. Peut-être même, quand il a vu le film fini, s’est-il dit que, pour la première fois, on l’avait regardé.
Le film donne l’impression que Cyrille est pris dans un piège. Il a dû s’endetter pour se mettre aux normes quand il a repris l’exploitation, puis des aléas ont fait qu’il n’a jamais pu s’en sortir…
Il suffit de deux étés de sécheresse pour qu’il n’y ait pas de foin pour l’hiver. Il aurait donc fallu que Cyrille puisse acheter des aliments pour ses vaches. Or Cyrille est endetté, en effet. S’il n’avait pas eu à construire le bâtiment nécessaire pour se conformer aux normes, il s’en serait sorti. Au départ, la banque lui a prêté l’argent, car le plan de financement se tenait. C’était sans compter deux années de sécheresse et la mort de huit vaches. Ce qui a diminué sa production. Du coup, la coopérative Sodiaal, une des très grosses sociétés de transformation des produits laitiers, à qui Cyrille vend le lait, ne lui a rien acheté car la quantité n’atteignait pas le seuil imposé.
Malgré les difficultés rencontrées par Cyrille, le film capte aussi de la beauté, des rais de lumière, des lignes de fuite, des couleurs… C’est votre regard ou Cyrille était-il aussi conscient de cette beauté qui l’entoure ?
Je suis parti seul avec un appareil photo que j’ai trafiqué et avec lequel j’ai filmé. J’ai tout fait seul : l’image, le son… On ne peut pas entrer dans le regard de quelqu’un si, pour le filmer, on est à plusieurs. L’idée, c’était de pouvoir rendre ce qui émanait de lui.
Quand il regarde ses vaches, il les trouve belles. Et je connais peu d’agriculteurs qui, comme lui, vous disent : « Ah, regarde, la lumière est belle ! » Je rends ce qu’il voyait. Je me suis fondu en lui et j’essayais de rendre ce que lui percevait. Par ailleurs, j’ai découvert en le filmant que Cyrille était très photogénique.
Vous utilisez des musiques (Grieg, Stefano Landi) qui ont une grande charge émotionnelle…
Il y a un voile christique qui plane sur Cyrille, et un voile funèbre aussi. Il ne s’agit pas de savoir s’il est chrétien ou pas, la question n’est pas là – même s’il est croyant, comme on le voit dans la scène de l’église. Quand nous étions en voiture, j’ai souvent passé la musique baroque de Stefano Landi. Elle l’apaisait. C’est pourquoi je l’ai mise sur ce moment de respiration où il va à l’église et ensuite dans la forêt.
Votre présence et celle de la caméra sont incluses dans le film. En tant que documentariste, vous n’adoptez pas une posture de retrait. Alors que les difficultés s’amoncellent, on vous entend d’ailleurs dire à Cyrille : « Mais tu es courageux ! »
Oui, c’est peut-être pour cela qu’à un moment, quand il craque, il y a une coupe. Parce qu’il s’est mis à pleurer beaucoup, et j’ai posé la caméra. Je n’étais pas là à me dire : « Ah, cela ferait des images émouvantes ! »
Je n’ai pas eu de réflexion a priori. Au bout d’une semaine ou deux, il y a eu un phénomène de fusion entre nous. D’autant que j’étais son « déversoir ». Il ne parlait qu’à moi. C’est évident que je suis grandement impliqué dans la relation avec Cyrille. Mon regard n’est pas du tout extérieur. Mais cette position-là, je ne l’ai pas choisie a priori. J’ai fait ce film à l’instinct.
Cela tient aussi aux conditions de tournage. Je n’allais pas à l’hôtel tous les soirs. J’ai dormi à la ferme, sur un matelas. À l’origine, je devais partir trois semaines, mais j’ai tourné pendant quatre mois, coupé de mes proches, de mon quotidien. Je ne suis pas rentré à Paris une seule fois.
Vous avez tourné trois longs métrages de fiction au début des années 2000, avant de signer un documentaire sur Karl Lagerfeld en 2007. Puis plus rien jusqu’à Cyrille. Voilà une filmographie mystérieuse…
Au début, j’étais danseur. J’ai eu un accident à 14 ans et j’ai dû arrêter la danse, m’orienter vers autre chose. J’ai fait du cinéma. Cela fait douze ans maintenant que j’essaie de faire un biopic ambitieux sur Noureev. Le film n’est toujours pas financé, mais je n’arrive pas à passer à autre chose. Et je ne peux pas faire de film si cela ne me « cogne » pas très fort. Comme cela a été le cas avec Cyrille.