Kingersheim vote éducation populaire
Dans cette commune de la banlieue de Mulhouse, la participation habitante est devenue l’aiguillon de l’action municipale depuis la première élection de Jo Spiegel, en 1989.
dans l’hebdo N° 1590 Acheter ce numéro
Kingersheim, à six kilomètres de Mulhouse, semble plutôt endormie mais coquette lorsqu’on arrive justement de la sous-préfecture du Haut-Rhin, durement frappée par la désindustrialisation. Petite bourgade pavillonnaire que certains qualifient de « dortoir », elle s’est principalement développée après-guerre. Peu de commerces, pas vraiment de centre historique, la commune n’apparaît pas, de prime abord, particulièrement vivante.
C’est tout le pari de son maire, Jo Spiegel, ancien recordman d’Alsace du 800 mètres puis professeur d’EPS, élu maire la première fois en 1989 : la transformer, avec l’adhésion de ses quelque 13 000 habitants. Après plus de trente ans en responsabilité, il s’apprête à passer la main, soutenant la campagne de l’un de ses principaux adjoints, qui l’a accompagné ces dernières années. C’est peut-être la persévérance du coureur de demi-fond qui l’a conduit à lancer, dès son premier mandat, des projets de longue haleine, persuadé de « l’importance du territoire, du local, comme espace de -transformation ». Longtemps au PS (1), il rêvait dans les années 1980, à la suite de François Mitterrand, de « changer la vie ».
En 1989, Jo Spiegel se lance, plein d’enthousiasme, en campagne et promet de faire vivre cette commune trop tranquille. Avec le mot de Pierre Mendès France pour précepte, « réaliser la démocratie de la participation ». Son premier mandat est tout entier consacré à moderniser la ville, ses infrastructures, les échanges avec l’extérieur, sans hésiter à quasiment doubler les impôts locaux, extrêmement bas jusqu’alors, pour pouvoir agir. Mais monsieur le maire a tenu nombre de ses promesses et est réélu – dès le premier tour – en 1995. C’est à partir de ce deuxième mandat qu’il s’interroge sur les moyens de faire participer davantage la population aux projets : « Comment éviter de voir s’élargir le fossé entre représentants et représentés ? » Il ne cache pas d’ailleurs que ces questionnements comportaient aussi « une part de réflexion sur [son] propre engagement, mais aussi, et surtout, d’apprentissage de la modestie, synonyme d’un travail personnel sur soi ».
Pour amener les habitant·es à s’investir dans la vie publique communale, Jo Spiegel va s’essayer à diverses initiatives, non sans tâtonner, au fil des années. Ainsi, durant l’été 1998, il distribue personnellement, en faisant du porte-à-porte, avec quelques adjoints, des questionnaires à chacun des 5 500 foyers de la ville. Y répondre prend au moins une demi-heure, ce qui n’est pas négligeable. Pari risqué, mais 2 500 questionnaires reviennent, remplis, à la mairie, soit presque la moitié des foyers !
En 2004, la ville institue des États généraux permanents de la démocratie, qui englobent l’ensemble des initiatives de consultations et de codécisions des citoyen·nes. Outre la mise à disposition de cahiers de doléances, les habitant·es s’investissent et soutiennent différents projets, comme la création d’une Maison de la citoyenneté, un équipement public modulable selon les initiatives, où se tiennent les conseils participatifs et les ateliers thématiques. Enfin, après sa dernière réélection, en 2014, Jo Spiegel lance le projet « Agora 15-20 », qui se veut un approfondissement de toutes les initiatives précédentes. Tous les projets communaux sont désormais coélaborés à travers des conseils participatifs. Après cette nouvelle victoire électorale, l’équipe autour de Jo Spiegel réunit tous les citoyen·nes volontaires pour élaborer de nouveaux questionnaires, censés recueillir les souhaits, espoirs, protestations et propositions.
Habitant la commune depuis 1984, jeune retraité, ancien éducateur spécialisé puis directeur d’un établissement pour l’enfance en danger, Jean-Claude Keller intègre les groupes de travail concevant les questionnaires : « On a eu beaucoup de retours et on a travaillé pour élaborer un échéancier sur les cinq ans à venir. Désormais à la retraite, j’avais du temps et l’envie de participer à la dynamique de la ville et à l’amélioration du cadre de vie. »
Parmi les sujets qui émergent des questionnaires, l’un conduit Jean-Claude Keller à s’investir : l’éventuelle construction d’une mosquée à Kingersheim. Car, dans un quartier de la commune, une association musulmane ne dispose que d’un Algeco comme lieu de prière (ce dont très peu d’habitants sont même au courant) et a formulé le vœu de disposer d’une véritable mosquée. Comme ancien travailleur social, Jean-Claude participe déjà à une « coordination contre la radicalisation » mise en place par le TGI de Mulhouse. -Personne-ressource et « agoracteur », selon l’appellation de la mairie, il se lance alors dans l’organisation d’une première rencontre (œcuménique) avec les habitant·es intéressé·es, l’association musulmane, les représentants des différents cultes et des personnes-ressources (comme la sociologue Murielle Maffessoli, directrice de l’Observatoire régional de l’intégration et de la ville).
Plus de 150 personnes se pressent en 2017 à ce débat qui débouche sur la mise en place d’un conseil participatif ad hoc puisque, insiste le maire, « on ne met aucun projet à l’agenda sans qu’il y ait eu une séquence démocratique participative au préalable ». Après de longues séances de débat, d’études de faisabilité, de visites sur le terrain envisagé et dans le quartier, grâce aussi à l’intervention d’experts, le conseil soumet à la municipalité la proposition de signer avec l’association de fidèles un bail emphytéotique, préalable à la construction d’une petite mosquée de 200 places, sous la responsabilité de la mairie. « Cela a permis de désamorcer bien des inquiétudes, et le conseil participatif devra suivre les travaux et la mise en œuvre du projet, dans un climat apaisé », souligne Jean-Claude Keller.
Ce processus de démocratie participative apparaît ici plutôt exemplaire, sur un sujet au départ assez épineux, et a sans aucun doute permis de couper court aux fantasmes, voire aux instrumentalisations politiques, dans une ville où le Rassemblement national recueille plus de 25 % des suffrages aux élections nationales mais ne parvient à faire élire aucun élu au niveau municipal.
Au cours de la séance du conseil municipal consacrée à ce sujet, Jo Spiegel a, comme pour d’autres projets, interrompu les débats des élu·es et passé la parole au rapporteur du conseil participatif, qui a alors pu présenter les vœux des citoyen·nes ayant travaillé sur le dossier. Le bail emphytéotique a été accepté, la mairie mettant à disposition le terrain, et les citoyen·nes investi·es ont continué à suivre le projet, notamment la recherche des subventions et la réalisation des travaux.
Toutefois, la participation ne se limite pas à des sujets a priori conflictuels. Ainsi, les grandes réalisations, ces dernières années, se sont concentrées sur la sécurité routière pour « une circulation pacifiée », la place du vélo, la transformation d’une ancienne friche industrielle en parc municipal dénommé « le Poumon vert », mais aussi la création d’une « place du village » (dont Kingersheim était dépourvue jusque-là) avec la réhabilitation d’une usine à l’abandon transformée en café-restaurant et une épicerie solidaire, outre l’accueil d’un marché paysan hebdomadaire. Si les conseils participatifs comportent 40 % de volontaires, 30 % de personnes concernées (avec des représentant·es d’associations ou de syndicats et des expert·es-ressources) et 30 % de citoyen·nes tirés au sort, ils montrent que les sujets de la vie locale peuvent mobiliser la population lorsqu’on lui offre un cadre de réflexion et d’intervention.
Retraitée depuis peu, Martine Michard s’est ainsi investie après avoir simplement, comme beaucoup d’autres, répondu aux questionnaires qu’on lui a soumis sur son pas de porte. Lorsqu’un sujet émerge, « vient qui veut aux premières rencontres, et on délimite l’espace sur lequel on va travailler », s’enthousiasme cette mère de famille, habitante de Kingersheim depuis trente-quatre ans. « On crée alors un conseil participatif, on se déplace sur le terrain, et surtout on réfléchit, avec l’aide des experts ou des services techniques de la mairie. C’est aussi cela qui est enrichissant, car on apprend autant que l’on propose ensuite aux élus des solutions élaborées tous ensemble. » Cette Kingersheimoise reconnaît que les jeunes sont parfois peu présent·es, mais, outre les retraité·es (qui ont du temps), beaucoup de personnes de 30, 40 ou 50 ans s’investissent. « Avec ce processus démocratique qui est quasi permanent, les gens ne sont pas surpris à la fin ! » insiste Martine. « Certes, il est difficile de faire sortir les gens de chez eux, mais des initiatives comme celles-là ont le mérite d’exister et de les pousser peu à peu à s’impliquer. Je vois cela comme une construction où, progressivement, on pose une petite pierre sur une autre. Sinon, on ne fait jamais rien ! Et finalement, il se passe beaucoup de choses à Kingersheim, comme le festival Momix, qui a lieu en ce moment [et est implanté depuis de nombreuses années]_, destiné aux enfants jusqu’à 10-12 ans, et qui fait venir beaucoup de gens avec des dizaines de spectacles… »_
La commune sollicite donc sa population pour connaître les domaines où elle doit intervenir, mais elle lui offre aussi un cadre pour éviter le repli sur soi et les éventuelles frustrations. En la poussant à agir, à analyser, à créer, à inventer des solutions potentielles et à les proposer aux élus. Ce qui permet aussi de se rendre compte de ce qu’il est possible de faire et des « limites de la démocratie », pour reprendre une formule de Jo Spiegel. Et, comme le souligne avec lui Martine Michard, « s’approprier les questions et les travailler ensemble, dans une dynamique collective de toute la ville, est une expérience à la fois enrichissante et constructive ». Alors qu’il vit les derniers jours de son cinquième mandat, l’édile le résume d’ailleurs d’un trait : « La démocratie participative, c’est d’abord de l’éducation populaire ! »
(1) Jo Spiegel l’a quitté en 2015. En 2018, il a cofondé, aux côtés de Raphaël Glucksmann, Place publique, dont il assume aujourd’hui la présidence.