Les robes noires voient rouge
Les avocat·es affichent une mobilisation massive et inédite contre la réforme des retraites. En jeu : l’existence de nombreux cabinets, et l’accès à la justice des personnes les plus démunies.
dans l’hebdo N° 1589 Acheter ce numéro
C’est historique : 100 % des barreaux français sont mobilisés depuis plus d’un mois. Jamais, de mémoire d’avocat, on n’avait vu une telle unité ! Aux quatre coins de la France, les robes noires multiplient les coups d’éclat dans les palais de justice. Haka, jets de robe, manifestations… Mais la mobilisation est aussi particulièrement forte dans le quotidien même de la justice, bloquée par des grèves du zèle. À Paris, Marseille ou Bordeaux, via les commissions qui désignent les avocat·es commis·es d’office pour les comparutions immédiates, « on bloque toute désignation, confirme Christophe Bayle, bâtonnier de Bordeaux. Toutes les audiences sont renvoyées. On a mis les magistrats au chômage technique. » Les stocks de dossiers non traités s’accumulent. Mais, plus grave, cette grève pourrait avoir pour conséquence de laisser des justiciables être jugés sans avocat. « Je voulais aller à la manifestation du 3 février, mais je n’ai pas pu lâcher mon client, qui passe aux Assises au même moment, je ne me vois pas lui dire : je ne serai pas là, je fais grève », témoigne Julien Genevoix, pénaliste à Paris. « C’est sûr qu’un justiciable potentiellement maintenu en prison est un crève-cœur pour nous, admet Christophe Bayle. Mais c’est la seule manière qu’on a d’entamer un dialogue avec le gouvernement, qui a refusé de nous recevoir jusqu’à ce qu’on en arrive là : c’est quand même hallucinant ! On a un Premier ministre qui s’en fout complètement. (1) »
Alors, pour limiter les effets pervers de leur mobilisation et continuer de porter leurs voix, les avocats organisent des défenses massives. « L’idée est simple : on mobilise un grand nombre d’avocats pour la défense d’un petit nombre de prévenus, explique Julien Bochot, pénaliste membre du Conseil de l’ordre parisien et pilote de l’action dans la capitale. Le bâtonnier, mobilisé et complice, fournit des désignations en blanc – l’action est bénévole. Puis « on se rassemble, on active notre réseau et on diffuse un appel pour réunir un panel représentatif de la diversité des avocats ».L’objectif : ne pas lâcher les justiciables mais, aussi, démontrer le rôle des avocats et les limites du système judiciaire actuel. Car, depuis que le procédé est appliqué, son efficacité est redoutable. « On a quasiment vidé le centre de rétention de Bordeaux, s’enorgueillit Marion Le Guédard, avocate spécialiste du droit des étrangers, membre du Syndicat des avocats de France (SAF), qui a déjà mis en place la défense massive à l’Institut de défense des étrangers du barreau de Bordeaux. Pendant dix jours, tous les étrangers qui sont passés devant le juge des libertés sont sortis. » Rien que le week-end du 1er février, huit personnes ont été libérées. « Même si on reçoit les dossiers la veille, on est plus d’une dizaine dessus, donc on multiplie les arguments. On voit beaucoup plus de choses et ça va plus vite : chacun prépare son moyen et sa jurisprudence. » Les dossiers sont fouillés de fond en comble, des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) en émergent même. On pourrait alors se dire que, d’habitude, les avocats ne font pas si bien leur travail : « Non ! On manque de temps et de moyens, plaide Julien Bochot. Sur les comparutions immédiates, on est six par permanence. Un avocat doit donc souvent gérer plusieurs dossiers en même temps. Là, on est quarante… » Évidemment, mettre plus d’avocats à disposition coûterait cher. « L’État ne met pas les moyens, c’est pour ça que la justice ne fonctionne pas comme elle le devrait. »
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, cette mobilisation des robes noires reçoit même la sympathie d’autres acteurs de justice. Du côté bordelais, « on note une certaine bienveillance des magistrats », confirme le bâtonnier. Dimanche 2 février, une juge des libertés a même condamné l’État à défrayer 1 000 euros par avocat dans chaque dossier d’étrangers plaidé, au titre de l’article 700, qui oblige le « perdant » à régler les frais de procédure. Une première. Total du week-end : 17 000 euros. « C’est là qu’on fait clairement remonter le message à la chancellerie, explique Me Le Guédard. Faire simplement grève n’embêtait personne, si ce n’est le justiciable : ça desservait notre engagement et allait à l’encontre de nos valeurs. » Une autre action de blocage par submersion a été lancée de Marseille : le dépôt simultané de plusieurs centaines de demandes de mise en liberté. Idem à Paris avec 500 demandes déposées il y a dix jours. « On n’a pas encore eu de retour sur les effets, car c’est au moment du refus que ça se joue, explique Julien Bochot. On fait appel de ce refus et la chambre a un délai légal d’action… » Or si le délai n’est pas respecté, la personne est libérée d’office. « Par sa volonté de fermer le dialogue, le gouvernement nous impose le combat. Pourtant, ce n’est pas dans les habitudes de notre profession », renchérit-il.
Si, par ces actions, le rôle des avocats est mis en exergue, leur efficacité pose aussi une sérieuse question sur l’application même du droit, et les dangers de cette réforme, dont la conséquence directe sera l’éloignement du citoyen le plus pauvre de la justice et par conséquent, l’augmentation des condamnations. « Je gagne 25 000 euros net annuels, soit entre 1 800 et 2 000 euros par mois, explique Me Le Guédard. Je paie 60 % de charges, ma cotisation retraite actuelle est de 3 900 euros annuels. Après le projet de loi, je passe à plus de 7 000, pour une pension moindre : c’est la mort de nos petits cabinets d’ici à dix ans environ. Notre message est clair : si on n’est plus là, les droits des personnes ne seront plus protégés. » D’après Xavier Autain, élu du Conseil national des barreaux (CNB), qui représente les 70 000 avocat·es du pays, « la réforme va impacter les avocats dont le chiffre d’affaires est en deçà de 40 000 euros net par an, soit la moitié de la profession. » Les premiers touchés seront ceux qui défendent les citoyens les moins fortunés, en travaillant à des tarifs bas ou en acceptant l’aide juridictionnelle. « Dans les départements comme le 93, c’est 90 % des avocats qui vont disparaître ! s’étouffe Julien Bochot. Il y a une volonté de l’État d’anéantir un pan entier de notre profession. Or, nous sommes indispensables au bon fonctionnement du troisième pouvoir. Tout ça est très idéologique et inquiétant : en s’attaquant à l’accès au droit pour tous, c’est la remise en question d’une certaine idée de la démocratie. » Au lendemain de la manifestation du lundi 3 février, qui a réuni 15 000 personnes d’après le CNB – soit 20 % de la profession –, Édouard Philippe devait rencontrer les avocats ce mardi, au moment de boucler ce numéro. Quoi qu’il en résulte, les avocats semblent avoir pris conscience de leur potentiel collectif, poussés par l’accumulation de réformes globalement rejetées par la profession : aide juridictionnelle, cour d’appel et, dernièrement, réforme de la justice, qui aboutissent à la remise en question du bon fonctionnement du service public de la justice. Cette mobilisation inédite pourrait même créer des émules, notamment à l’approche de la prochaine réforme de l’aide juridictionnelle.
(1) Seule concession lâchée jusqu’ici à la profession par la ministre Nicole Belloubet, le 15 janvier : le maintien de l’autonomie de la Caisse nationale des barreaux français, qui est excédentaire. Mais les avocat·es refusent les règles de cotisation du nouveau régime « universel », qui va fortement pénaliser les cabinets aux revenus les plus modestes.