Leurs désirs sont des ordres

Actes de la recherche en sciences sociales publie une série d’enquêtes sur les services haut de gamme dévolus aux grandes fortunes sur fond de hausse des inégalités. Instructif !

Olivier Doubre  • 19 février 2020 abonné·es
Leurs désirs sont des ordres
© Zero Creatives/Image Source/AFP

Dans une étude interne d’une grande compagnie aérienne européenne, datant de 1982, une hôtesse de l’air travaillant en first ou business class se souvenait : « Un jour, un passager mal élevé siffle une de mes collègues. La réaction de celle-ci ? “Oh monsieur, vous avez un petit chien ? Puis-je lui servir quelque nourriture ?” » Ce témoignage en dit long sur la « conduite » d’une hôtesse de l’air attendue par ces clients particuliers…

Comment « servir les riches » ? Selon quels codes, quels rituels les plus proches serviteurs des puissants doivent-ils exercer leur métier ? Employés de maison, (jadis) « bonnes », gouvernantes, cuisiniers, jardiniers, chauffeurs, précepteurs, toutes ces professions ont pu sembler être vouées à disparaître au cours des Trente Glorieuses, synonymes d’une réduction effective des inégalités sociales. Des travaux de sociologie avaient annoncé sinon leur disparition, du moins leur extrême raréfaction. Pourtant, au cours de ces dernières décennies, les inégalités de revenus et de positions sociales repartant à la hausse, ces emplois ont connu un retour en grâce. Car les très riches ont besoin d’un personnel qualifié (et aux petits soins) qui, en plus de remplir des tâches matérielles précises, se doit de souligner leur pouvoir, leurs désirs et surtout, comme l’a dit jadis Pierre Bourdieu dans l’un de ses maîtres ouvrages, leur « distinction (1) ».

À partir d’entretiens et de plongées ethnographiques, cette livraison de la revue fondée par ce dernier en 1975, coordonnée par les sociologues Bruno Cousin et Anne Lambert, est exemplaire en ce qu’elle propose au lecteur une analyse pointue de ces « services personnels » – et très personnalisés – auprès des « grandes fortunes ». Employés de l’hôtellerie de luxe, hôtesses de l’air en première classe, promoteurs de soirées VIP ou entraîneurs sportifs… On s’arrêtera ainsi sur l’article, aussi savoureux que passionnant, intitulé « Faire comme l’aristocratie ? », consacré aux entreprises de placement de majordomes destinés à ces « nouvelles fortunes », souvent peu connaisseuses des codes des grandes fortunes du passé et plus amatrices de hamburgers que de ris de veau…

Il ressort ainsi un formidable tableau de « la relation de service qualifié aux plus riches » et de ces emplois que la sociologue Dominique Memmi rassemble sous l’appellation, ô combien signifiante, de « domination rapprochée ». Elle en analyse « la pérennité et les mutations » dans l’entretien conclusif de ce numéro : « Servir (chez) les autres ». Où l’on voit que, dans le contexte économique actuel de « croissance continue des inégalités », ce sont bien les classes moyennes qui, en raison de leur capital culturel et de leur formation intellectuelle, se trouvent appelées à occuper ces emplois, marqués « souvent par la coprésence durable des corps dans un espace relativement clos, souvent soustrait au regard d’autrui et au contrôle social ».

(1) La Distinction. Critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu, Minuit, 1979.

Au service des riches Actes de la recherche en sciences sociales, n° 230, Bruno Cousin et Anne Lambert (dir.), 128 pages, 16,20 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Palestine : quatre auteurs pour l’histoire
Essais 26 mars 2025 abonné·es

Palestine : quatre auteurs pour l’histoire

On ne compte déjà plus les livres parus sur Gaza depuis le 7 octobre 2023. Nous en recensons ici quelques-uns qui portent des regards très différents sur la tragédie.
Par Denis Sieffert
George Monbiot : « Après l’hégémonie culturelle néolibérale, nous risquons celle du fascisme »
Entretien 26 mars 2025 abonné·es

George Monbiot : « Après l’hégémonie culturelle néolibérale, nous risquons celle du fascisme »

Journaliste, activiste écolo et enseignant à l’université d’Oxford, George Monbiot publie, avec le réalisateur de documentaires Peter Hutchison, un réquisitoire implacable sur l’hégémonie culturelle et l’organisation du capitalisme néolibéral.
Par Olivier Doubre
La sociologie est un sport collectif
Idées 19 mars 2025 abonné·es

La sociologie est un sport collectif

Composé par d’anciens collègues et chercheurs d’autres disciplines en sciences sociales formés par lui, un passionnant volume rend hommage à Jean-Claude Chamboredon, d’abord proche de Bourdieu avant de créer ses propres labos, telles des « coopératives artisanales ».
Par Olivier Doubre
Yolanda Díaz : « On ne progresse pas par la peur mais par l’espoir »
Entretien 19 mars 2025 abonné·es

Yolanda Díaz : « On ne progresse pas par la peur mais par l’espoir »

La deuxième vice-présidente du gouvernement espagnol, ministre du Travail et de l’Économie sociale, a su imposer ses thèmes dans le gouvernement dirigé par le socialiste Pedro Sánchez. Ses réformes ont fait d’elle l’une des personnalités politiques les plus populaires de la péninsule ibérique.
Par Pablo Castaño