Quartiers populaires : « Une répression à bas bruit »
Le sociologue Julien Talpin documente les suppressions de subventions et les procès en « communautarisme » qui entravent l’engagement politique des habitants des zones défavorisées.
dans l’hebdo N° 1589 Acheter ce numéro
Les habitant·es des quartiers populaires ont leur mot à dire, mais la révolte s’y révèle plus coûteuse qu’ailleurs. Dans Bâillonner les quartiers, Julien Talpin, chercheur au CNRS, dessine moins les trajectoires prises par les mobilisations locales que les embûches laissées à dessein sur leur chemin. Arrestations violentes, voire mortelles ; fichage et harcèlement policier au quotidien ; procès à répétition et peines de prison ferme. Face aux violences policières et à la sévérité des juges, risquer son intégrité physique, sa vie ou sa liberté vaut-il la peine de s’engager ? Si le sociologue analyse ces formes spectaculaires de répression, il offre également une perspective plus large des manœuvres utilisées.
Les auteurs des stratégies les plus insidieuses de démobilisation ne portent pas l’uniforme mais arborent l’écharpe tricolore. De gauche comme de droite, les élus locaux perçoivent souvent les habitants révoltés soit comme des dangers pour la République, soit comme de potentiels concurrents. Couper dans les subventions d’une association trop critique, lui refuser un local ou jouer du clientélisme sont autant d’atouts dans la manche des majorités municipales pour faire taire les voix dissidentes. Il ne faudrait pas s’offusquer d’une supposée dépolitisation des quartiers populaires, mais s’étonner d’y voir encore des militant·es se débattre de toutes leurs forces contre l’injustice. Loin d’un appel à la résignation, l’auteur lève le voile sur ces entraves aux mobilisations pour mieux permettre à celles et ceux qui les subissent de s’en libérer.
Pouvez-vous expliquer la genèse de ce constat : celui d’une répression systématique contre les mobilisations des quartiers populaires ?
Julien Talpin : J’habite à Roubaix et y mène des recherches depuis une dizaine d’années. C’est une ville très populaire, avec une histoire de lutte importante. Le mouvement ouvrier a décliné puis s’est recomposé à travers une vie associative active. J’ai d’abord travaillé sur la contestation contre un projet de rénovation urbaine dans le quartier du Pile. Des habitant·es se sont constitué·es en « table de quartier », une coordination inter-associative. La municipalité n’a pas apprécié la contradiction. D’abord, le maire a décidé de ne plus mettre de locaux de réunion à leur disposition. Les membres du collectif ont dû trouver refuge dans une salle paroissiale. Puis des suppressions de subventions ont affaibli les associations participantes, qui ont été contraintes de licencier. Petit à petit la mobilisation a décliné, faute de moyens. Cet exemple est emblématique d’une répression « à bas bruit ». J’ai raconté cet épisode dans un article et les réactions ont afflué. Je recevais des mails de personnes de la banlieue parisienne, d’Angers, de Lyon, qui disaient : ce que vous décrivez dans votre article se passe aussi chez nous.
En parallèle de cette répression matérielle, vous mettez en avant une répression symbolique, par la disqualification.
À Roubaix, la municipalité de droite a accusé les associations locales d’avoir un agenda caché derrière leur contestation du plan de rénovation du Pile. Celles-ci se sont senties insultées, ont vécu cette attaque comme une forme suprême de mépris. Les personnes vivant dans un quartier populaire seraient donc trop bêtes pour s’indigner ? Nécessairement, se dresser contre la mairie témoignerait d’une manipulation ?
Il faut reconnaître que ces attaques touchent certain·es plus que d’autres. À travers mes recherches, j’ai remarqué que ces disqualifications ciblaient particulièrement les personnes musulmanes ou perçues comme telles. Il y a une forme de malhonnêteté intellectuelle dans ces accusations, car elles ne sont jamais démontrées empiriquement. Un agenda caché, un double discours, une manipulation ? Je veux bien l’entendre, mais prouvez-le ! Malheureusement, ces attaques sont relayées par une presse peu soucieuse de vérifier ses informations.
À l’approche des municipales, ces stratégies ne concernent pas uniquement les acteurs et actrices des quartiers, mais également certain·es candidat·es.
À Garges-lès-Gonesse, par exemple, Samy Debah, un candidat aux législatives, a été particulièrement ciblé. Sans étiquette ni aide d’un parti politique, il a mis en ballottage François Pupponi (ancien PS) sur la circonscription. De nouveau candidat, cette fois aux municipales, il est accusé de « communautarisme ». Malgré une campagne menée sur le thème de l’éducation, et parfois même de la sécurité, il a fait l’objet d’attaques ciblées. Pourquoi ? Il a été le président-fondateur du Collectif contre l’islamophobie en France. Il y a une forme de panique morale autour de cette association, qui mène essentiellement un travail de lutte contre les discriminations touchant les personnes musulmanes en France, via le recours au droit, ce qui n’apparaît pas franchement antirépublicain. Mais, par sa participation à ce mouvement, il est présenté comme un cheval de Troie de l’islamisation de la République !
De même, on reproche à ces acteurs de quartier de faire campagne dans les mosquées. Mais les élus roubaisiens tels que Pupponi et bien d’autres le font depuis des décennies. Il y a des tractages devant ces lieux de culte, des propositions pour installer un carré musulman au cimetière… Ce qui est normal : il s’agit de prendre en charge une partie des problématiques de la population ! Le plus regrettable, c’est que ces attaques peuvent infléchir les discours des candidat·es. Un homme comme Samy Debah, sensible aux questions de discriminations, s’aventure peu sur ce terrain pour ne pas être taxé de communautarisme. Pourtant, il y a une demande sociale très forte de la population des quartiers à ce sujet, une demande d’égalité, qui n’est pas prise en charge par les forces politiques, y compris à gauche, qui n’ont pas grand-chose à proposer en termes de luttes contre les discriminations.
En octobre, plusieurs personnalités politiques de droite comme de gauche ont appelé à interdire les « listes communautaires », interdiction finalement rejetée par Emmanuel Macron. Ce genre de proposition illustre-t-il une réalité ou bien participe-t-il à ces stratégies de disqualification ?
Les « listes communautaires » constituent une catégorie fallacieuse. Il faut se pencher sur les programmes, les discours et les pratiques : après nous pourrons juger. Personne ne se réclame du communautarisme. Ce sont des candidat·es qui se présentent avec une affiliation religieuse. Il y a une controverse autour de l’Union des démocrates musulmans français (UDMF), malgré son score dérisoire au niveau national (1). Il y a eu un certain émoi, car cette liste a fait un score record de 40 % dans un bureau de vote à Maubeuge… mais avec 70 voix. Son programme fait 40 pages : il prône la mixité sociale, la lutte contre l’enfermement communautaire, la défense de la liberté de choix dans les cantines, le renforcement de la scolarisation publique – justement contre la scolarisation à la maison… Mais, une fois lancées, les étiquettes collent à la peau et remplacent les enquêtes sérieuses.
Vous dénoncez également le clientélisme municipal et les coupes budgétaires ciblées contre des associations critiques du pouvoir. Comment lutter contre ce droit de vie ou de mort à l’égard des voix dissidentes ?
Je soutiens la création d’un fonds d’interpellation citoyenne pour redonner de l’autonomie aux luttes dans les quartiers. Cette idée vient du rapport de Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache rendu en 2013 au ministre de la Ville François Lamy. Il vise à diversifier les sources d’attribution des moyens, mais aussi à les délocaliser ou les nationaliser. Ce fonds pourrait être géré par des citoyen·nes tiré·es au sort, par exemple.
En plus de ce fonds, en effet, il faudrait remettre en question la toute-puissance de la majorité municipale dans l’octroi des subventions. Mais cette idée fait grincer des dents, y compris quand j’en parle à certaines personnalités de gauche. Garder jalousement ce pouvoir après une victoire participe d’une vision court-termiste. Si, demain, la gauche progressiste veut faire changer les choses dans les quartiers populaires, elle devra laisser davantage d’autonomie aux contre-pouvoirs citoyens.
Vous voyez dans les mécanismes de démocratie participative locale un moyen de domestiquer la contestation. La population des quartiers populaires devrait-elle s’en détourner ?
Je vois les limites de ces espaces de consultation, mais je me refuse à les considérer comme complètement inutiles. Tels qu’ils existent, ils ont peu d’effet sur la vie quotidienne des gens, qui finalement s’en détournent. Mais une radicalisation de ces dispositifs remettrait la démocratie sur ses deux jambes. Il faut favoriser l’auto-organisation, les espaces autonomes, pour sortir de la dépendance aux pouvoirs publics. Mais il faut aussi trouver des débouchés institutionnels aux mobilisations. J’aime beaucoup l’idée d’un référendum d’initiative local, comme le revendiquaient les gilets jaunes, mais je crois également à une coconstruction des politiques publiques avec les acteurs et actrices des quartiers.
Malheureusement, il existe une crainte des masses. Soit parce qu’elles ne seraient pas aptes à décider, soit parce qu’elles constituent une concurrence intolérable pour les pouvoirs locaux. C’est très enraciné : beaucoup ont cette conception jacobine du pouvoir. Les élu·es détiendraient le monopole de l’intérêt général par le scrutin. Mais quand nous voyons qu’à Roubaix il y a 60 % d’abstention aux dernières municipales, cette rhétorique est battue en brèche. Dans cette ville de 100 000 âmes, 7 000 voix suffisent pour devenir maire. Les édiles devraient se sentir dans l’obligation de partager le pouvoir avec les habitant·es des quartiers.
(1) 0,61 % des suffrages exprimés aux européennes de 2019.
Bâillonner les quartiers. Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires Julien Talpin, Les Étaques, 200 pages, 9 euros.