Roger Martelli : « L’originalité de la gestion communiste s’est atténuée »
Alors que les municipales ne s’annoncent guère favorables au PCF, l’historien Roger Martelli rappelle comment le communisme municipal est un socle du parti.
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Bobigny, Villejuif, Saint-Ouen, Le Blanc-Mesnil en 2014… Peut-être Ivry-sur-Seine et Saint-Denis en 2020. Rien qu’en région parisienne, chaque élection municipale voit le Parti communiste perdre ses places fortes, détenues, a minima, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Mais le choix de ne pas laisser les villes populaires à l’abandon, le développement de services publics de qualité, la création de lieux de sociabilité et d’ambitieuses politiques d’urbanisme sont plus que jamais nécessaires dans notre société, plaide l’historien et ancien membre du PCF Roger Martelli.
Que recouvre le terme « communisme municipal » ?
Roger Martelli : Plusieurs choses. D’abord, c’est l’ensemble des communes qui ont ou ont eu à leur tête un élu communiste ou apparenté communiste. Pour vous donner une idée de l’ampleur du phénomène, entre 1965 et aujourd’hui, 2 900 communes ont eu un maire communiste, soit plus de 10 millions d’habitants.
Ensuite, on pourrait dire du communisme municipal qu’il est un « parti pris » : c’est la volonté de faire en sorte que les territoires populaires, et notamment ceux des périphéries urbaines, ne soient pas des territoires de la relégation, du sous-équipement et de l’abandon. L’ambition des équipes communistes, c’est de faire en sorte que les inégalités puissent reculer par l’utilisation des services publics, notamment en matière de politique du logement. Les gestionnaires communistes ont, a priori, une image de bâtisseurs, que ce soit dans le cadre du lotissement dans l’entre-deux-guerres ou dans l’équipement des cités au moment de la grande expansion urbaine des années 1950-1960. Les édiles communistes ont toujours eu pour ambition de faire en sorte que la population défavorisée puisse accéder à des services de qualité. L’excellence à destination de catégories qui en étaient écartées jusqu’alors. C’est le cas des équipements de santé. Les villes communistes sont caractérisées par la construction de crèches, de centres de soins… L’idée est de permettre à des banlieues reléguées et dédaignées d’accéder à la modernité.
Le communisme municipal, c’est enfin ce qu’on pourrait appeler un « art de vivre ». Dans une ville gérée par les communistes, on encourage les formes de sociabilité populaire. On oublie parfois que le communisme n’est pas seulement un parti, c’est un écosystème, une galaxie d’organisations syndicales, associatives et culturelles. Le communisme municipal est l’un des terrains privilégiés d’existence de cet univers.
Depuis les années 1980, il connaît pourtant un important déclin. À quoi est-ce dû ?
Aujourd’hui, entre 600 et 700 communes sont communistes, dont une majorité de petites communes. C’est moitié moins qu’en 1977. La première explication est institutionnelle : depuis les années 1970, l’État s’est désengagé d’un nombre non négligeable de dépenses d’investissement. Or le succès antérieur des municipalités communistes reposait sur des capacités de réalisation, d’égalisation, de lutte contre les effets des inégalités, de la pauvreté et du chômage, etc. qui se sont restreintes. Ajoutons que, dans les années 1930, l’effort communiste en matière d’équipement urbain, dans le domaine de la culture, de la politique de l’enfant, de la santé était une originalité. Depuis, toutes les communes se sont mises à faire ce que les municipalités communistes ont fait avant elles. L’originalité de la gestion communiste s’est atténuée.
Enfin – mais c’est la transformation de la société elle-même –, les villes communistes ont connu des évolutions qui font que, sociologiquement, la caractéristique « ouvrière » est de moins en moins importante. Il ne faut pas oublier qu’à l’échelle nationale, durant la majorité du XXe siècle, ces catégories populaires étaient en voie d’unification relative via la conquête de statuts (Front populaire, Libération), par le fait que le monde ouvrier était en augmentation. Par ailleurs, les catégories populaires, qui avaient des formes de sociabilité de tout type – travail, syndicalisme, lutte ouvrière, solidarité de quartier, activités festives –, se sont transformées. Le recul des statuts ouvriers s’accompagne d’une montée de l’individualisation. Les formes de socialisation classiques qui caractérisaient le communisme municipal se sont érodées, et donc ce qui contribuait à rassembler une population dans une communauté de vie et de destin laisse la place à une population fractionnée, ce qui rend plus compliquée la tâche des édiles communistes.
Ce phénomène d’érosion locale est pourtant bien moindre qu’à l’échelle nationale. La perte d’influence du PCF dans les politiques nationales est infiniment plus grande et il n’est pas impossible que les prochaines élections montrent que, alors que le PCF est complètement marginalisé électoralement, il continue d’exercer une influence non négligeable dans certains territoires.
Est-il encore possible de pratiquer le communisme municipal aujourd’hui ?
C’est plus difficile. Le peuple s’est diversifié dans ses statuts, ses modes de consommation, ses loisirs, ses origines… Depuis les années 1960, l’augmentation des flux migratoires a transformé le visage des catégories populaires et, dans plusieurs cas, les populations ont été amenées à considérer que les équipes municipales en place n’avaient pas suffisamment pris en compte cette diversité nouvelle.
Alors, est-il mort ?
Il n’y a pas de fatalité. Le mouvement ouvrier et le communisme municipal ont su trouver les moyens de faire face à des situations sociales d’une extrême gravité, d’une grande difficulté. Ils ont trouvé les équilibres qui ont caractérisé le communisme municipal. Mais l’histoire est cruelle et aucun équilibre, fût-il solide, n’est capable de se reproduire dans une société mobile. Et peut-être le communisme municipal – et le communisme en général – s’est-il enfermé dans la tentation de reproduire des mécanismes et des pratiques qui avaient fait leurs preuves mais qui ne sont plus tout à fait adaptés.
Mais il faut conserver ce parti pris : l’idée que le territoire des pauvres ne doit pas être un pauvre territoire. L’expérience actuelle des colères – notamment des gilets jaunes – montre qu’il est d’actualité. La caractéristique du communisme municipal a été de faire fonctionner en synergie le social, le politique et le culturel. Nous sommes dans une période où, justement, nous souffrons de cette séparation. Le terrain local peut être le lieu de cette recomposition.
Roger Martelli Historien.