Continuité pédagogique : derrière les écrans, les inégalités

Pédagogie dématérialisée, intrusion des nouvelles technologies dans la sphère familiale, utilisation du smartphone par des élèves pour rester connectés, Marie Despelchain et Benjamin Fagard dénoncent l’utilisation des outils numériques comme unique outil de diffusion du savoir. Une utilisation imposée et excessive qui, selon eux, ne protège plus les enfants des dangers des écrans et creuse les inégalités sociales et scolaires.

Benjamin Fagard  et  Marie Despelchain  • 30 mars 2020
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Continuité pédagogique : derrière les écrans, les inégalités
© Photo : ULRICH PERREY / DPA / dpa Picture-Alliance / AFP

Les auteurs Marie Despelchain, ancienne enseignante en REP, militante FCPE, membre de Slow Food, ancienne salariée de Guayapi (membre de « commerce équitable France »). Benjamin Fagard, chercheur au laboratoire Lattice (CNRS, ENS & Sorbonne Nouvelle), membre de Slow Food, membre d’ATTAC.
La crise du Covid-19 est un désastre, et il faut bien entendu se concentrer, en ces temps difficiles, sur l’urgence sanitaire. Cependant, pour ceux dont ce n’est pas la spécialité, et dont la meilleure contribution à la santé publique est de rester parfaitement confinés, nous avions là une opportunité. Une opportunité inespérée, celle de créer un nouveau rapport à l’imagination, de redécouvrir le tissu humain, de prendre le temps de nous interroger vraiment sur ce futur écologique, le nôtre, celui de nos enfants, en mettant enfin à distance une conjoncture économique qui nous assomme (voir à ce sujet le magnifique texte de David Grossman).

Au lieu de tout cela, plus qu’une invitation : une demande expresse à nous, parents, de contribuer à la continuité pédagogique. L’école à la maison à l’ère du numérique. Cette demande est relayée par les radios à bonnes brassées de conseils « de bon sens » (même au Téléphone sonne !). Elle est appuyée par les responsables d’établissement – soudainement reconvertis en fournisseurs de tablettes et autres équipements informatiques –, et contrôlée par les institutions. Eh oui, bonne nouvelle : si votre progéniture n’est pas dans les clous informatiques, on vous appelle, on vérifie qu’elle n’est pas perdue, qu’elle ne passe pas entre les mailles du filet. Mais si vous manifestez une réserve vis-à-vis des écrans (que vous soyez équipés ou non, d’ailleurs), vous passez du côté obscur de la force. Car ce branle-bas de combat n’est pas à prendre à la légère : il a pour but de maintenir la continuité pédagogique – et la production du corps enseignant ? – envers et contre tout.

Ce « bon sens » qui nous inquiète

À l’instar d’autres parents du monde entier, nous remettons en question cette injonction qui, au-delà de tous les problèmes pratiques qu’elle pose, creuse chaque jour davantage les inégalités déjà bien connues du système éducatif français (le fameux classement PISA). Et pourtant, tant de certitudes, tant de démagogie, tant de prescriptions certifiées de « bon sens » qu’on voudrait y croire. Puis, lorsque ce « bon sens » ruisselle jusqu’à l’intérieur de notre foyer, il commence à inquiéter ce qui nous reste de bon sens, critique, cette fois. Pourtant, on en rêverait, d’un État informé, solide et prévoyant, d’une unité nationale, frappant des mains aux fenêtres, faisant battre les cœurs. Cette épreuve inédite prendrait des airs de tragédie antique, digne d’un châtiment des dieux de l’Olympe, si elle n’était pas sous la responsabilité d’un gouvernement taché du sang de ses concitoyens. Elle n’a rien d’une tragédie antique, la main amputée d’Antoine. Elle n’a rien d’une tragédie antique, la lèvre arrachée de David. Il n’a rien d’une tragédie antique, le crâne fracturé de Vanessa. Il n’a rien d’une tragédie antique, l’œil gauche perdu de Manu. L’œil de Richie, Jérôme, Patrick, et tous les autres. Sans compter Zineb, « Mama Zina », tuée par une grenade lacrymogène et qu’on semble avoir oubliée à l’heure de l’école à la maison. Comme quoi, en France, à 80 ans, on peut être décimé par un virus ou par un explosif. La France, pays d’exception ! On l’a moins, là, la fonction cathartique de la tragédie antique.

Si l’on s’en tient au discours éducatif, ce même gouvernement, depuis son arrivée au pouvoir, s’est affranchi et des considérations des enseignants et des considérations des parents d’élèves. Mais depuis dix jours de confinement, ce gouvernement, toujours le même, vient jusque dans l’antre de nos foyers nous dicter ce que, en tant que parents, nous aurions à faire. Il faudrait, nous dit-on, suivre les yeux fermés les décisions ministérielles. Faire l’école à nos enfants (pour peu que nous soyons en mesure de le faire). Sinon, tout simplement, allumer nos ordinateurs, nos smartphones et nos télévisions (pour peu que nous soyons équipés). Les allumer afin qu’ils puissent – non, ce n’est pas une blague – apprendre. Tout simplement.

La solution n’est clairement pas la bonne

Et nous, impénitents que nous sommes, nous osons réfléchir, critiquer, pire : nous opposer. Nous opposer et faire obstruction. Car, lorsque la solution n’est clairement pas la bonne, lorsqu’elle crée des conflits entre parents et enfants, lorsqu’elle renforce les inégalités liées aux savoirs familiaux, aux équipements informatiques, lorsqu’elle renforce les inégalités en tous genres, faut-il, tout de même l’appliquer ? Oui, mais voilà, les écoles sont fermées et elles le sont pour une raison précise : un virus qui tue des individus, nos aînés en majorité, et quoi qu’il en soit non de simples numéros mais des êtres pleins de rêves, de qualités, de défauts aussi. Alors, dans cette rudesse, et puisque le président parle de guerre, il faut mener la vie comme un combat. Faire fi du plaisir, ne pas trop réfléchir mais suivre, telle une cohorte bien rythmée, la marche générale. Et assurer la continuité pédagogique, quitte à sacrifier la partie la plus fragile des troupes (à l’université aussi, voir The Guardian).

L’école qui se veut égalitaire, qui essaie tant bien que mal de rassembler, avec ses soldats-enseignants, ceux-là mêmes qui, malgré la matraque et les gaz lacrymogènes, continuent à défendre ce en quoi ils croient : l’égalité encore une fois (après tout, cette satanée égalité n’est rien moins que l’un des trois mots inscrits sur chaque établissement public de France ; les enseignants sont parfois d’une simplicité déroutante…). Ces enseignants qui aujourd’hui se retrouvent acculés à utiliser leur ordinateur pour diffuser le savoir.

Et du côté des parents, le couperet tombe. Nous qui n’étions que de simples parents, un peu préhistoriques (comme tous les parents), très incompréhensifs (comme tous les parents) et voués à l’échec de l’éducation (comme tous les parents), nous voilà relégués au rang de parents quasi maltraitants : nous refusons l’école à la maison derrière un écran d’ordinateur.

L’école à la maison divise

Nous, parents dissidents du monde entier – mais pas isolés, comme le confirme le New York Times (ici aussi) – n’en déplaise au ministre : nous ne ferons pas l’école à la maison envers et contre tout. Nous ne ferons pas l’école à la maison telle qu’elle a été organisée, en hâte, avec des professeurs dont certains au moins semblent souffrir d’une méthode pour laquelle ils n’ont pas signé (voir aussi les inquiétudes signalées par la Repubblica). Nous avons fait le choix de protéger nos enfants des écrans, ces écrans qui envahissent l’espace public et auxquels, disons-le, il est difficile de résister dans la sphère privée.

Mais, résolument critiques vis-à-vis des habitudes de consommation invétérées, et convaincus par les études scientifiques en tous genres (voici un exemple parmi d’autres, publié par l’université de Chicago), nous tenons la barre de notre protectionnisme. Nous assumons pleinement notre positionnement : notre maison constituera pour nos enfants un rempart inébranlable face aux impératifs informatiques communément admis.

Car à travers les écrans, l’école à la maison ne rassemble pas : elle divise. Les devoirs via l’ENT en étaient les prémices, et dans une société où tout va à vitesse grand V, des demandes absurdes ne tardent pas à surgir. Hier, une création d’un groupe WhatsApp pour des élèves de sixième. Cette demande maladroite nous laisse sans voix : des années d’éducation, de réflexion, de discussion, ruinées en dix jours de confinement et une demande, apparemment facilitatrice. Si l’école se met à prôner l’utilisation du smartphone pour les enfants, que nous reste-t-il, à nous, parents inquiets des effets néfastes du portable ? Au-delà de l’école, ne sommes-nous pas en train d’assister à toutes les ruptures qui minent notre société ? De mettre une loupe sur tous les dysfonctionnements qui nous entourent, que nous relayons, pire, que nous nourrissons ?

Que découvrirons-nous de ces inégalités quand viendra l’après Covid-19 ?

Au prétexte d’un virus que nous ne maîtrisons pas, dont le risque a été sous-estimé et d’un système de santé auquel l’État a enlevé tous les moyens, devons-nous approuver, tête baissée et en courbant l’échine, tous les commandements du pouvoir ? Quelles seront les conséquences pour les enfants des irréductibles convaincus, rêveurs, utopistes qui préfèrent jouer aux cartes avec leur progéniture ou faire avec eux des cadavres exquis, plutôt que de leur mettre une tablette entre les mains ? Tant de questions auxquelles nous trouverons les réponses (ou pas), dans un après-coup qu’il nous tarde de voir venir… Si la situation n’était pas si dramatique, ce n’est pas une tragédie antique que nous aurions envie d’écrire, l’école derrière les écrans aurait tout l’air d’une blague, et nous pourrions envisager une bonne comédie du XXIe siècle.

Lire aussi > Doter les élèves des outils informatiques nécessaires !

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