Dominique Méda : « Nous savons aujourd’hui quels sont les métiers vraiment essentiels »
L’épidémie de Covid-19 met en évidence les inégalités sociales et de genre dans le monde du travail. Nombre de professions indispensables sont insuffisamment rémunérées et protégées.
dans l’hebdo N° 1596 Acheter ce numéro
Les inégalités dans le monde du travail sont accentuées en cette période -d’épidémie. Dominique Méda, qui dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) à l’université Paris-Dauphine, revient sur cette fracture et milite pour la réévaluation des métiers selon leur utilité. Elle souligne la surexposition des femmes dans cette crise sanitaire et la difficulté accrue des salariés à faire valoir leurs droits.
On voit des salariés de La Redoute ou d’Amazon qui refusent d’aller travailler, pointant notamment du doigt la fermeture des sièges des entreprises. Que nous dit cette crise sanitaire quant aux inégalités entre cols bleus et cols blancs ?
Dominique Méda : Cette crise amplifie considérablement les inégalités à l’œuvre dans le monde du travail, particulièrement entre ceux qui peuvent télétravailler – et donc se tenir relativement protégés des contacts – et ceux qui ne le peuvent pas et doivent soit affronter les risques en étant mal protégés, soit se retrouver chez eux sans activité.
Il y a toute une gradation entre ceux qui sont en contact direct avec les personnes malades ou potentiellement malades – les soignants –, ceux qui courent des risques parce qu’ils ne disposent pas du matériel nécessaire pour se protéger mais qui sont obligés de travailler au contact de la population, directement ou indirectement (caissier·ères, livreur·euses, postier·ères, policier·ères, commerçant·es, éboueurs…) et les autres. Et c’est en effet très injuste parce que ces distinctions recoupent souvent des différences de reconnaissance, de considération et de rémunération : un grand nombre de ces métiers sont très mal payés alors qu’ils sont pénibles et dangereux et qu’ils se révèlent soudainement (mais nous le savions) les plus essentiels. La proposition de David Graeber d’imaginer le fonctionnement de la société si tel métier disparaissait pour savoir si c’est un « bullshit job » ou non prend tout son sens… Nous savons aujourd’hui quels sont les métiers vraiment essentiels.
Cette crise ne met-elle pas également en exergue les limites des nouvelles formes de travail, comme l’autoentrepreneuriat à la sauce Uber ou Deliveroo ?
Bien sûr. On le voit, la prise en charge et le soutien accordés par l’État aux personnes sinistrées sont indexés sur la plus ou moins grande stabilité de leur régime d’emploi. Moins l’emploi est stable, moins la protection sera forte et, à l’évidence, les autoentrepreneurs vont être considérablement touchés puisque leur chiffre d’affaires est souvent faible et que leur statut se caractérise par l’impossibilité d’accéder à l’indemnisation chômage. C’est pour cette raison qu’avec Sarah Abdelnour nous avons tant critiqué les abus de ce dispositif par les plateformes de VTC ou de livreurs à vélo dans notre dernier ouvrage, Les Nouveaux Travailleurs des applis (1).
Ces travailleurs, qui sont en réalité des salariés, comme vient de le montrer une série de décisions très importantes – dont celle rendue il y a quelques semaines par la Cour de cassation requalifiant un chauffeur Uber en salarié –, ne bénéficient d’aucune des protections du salariat, notamment les limitations du temps de travail, les congés et l’indemnisation chômage. Pour eux, c’est double peine : une activité risquée puisque, comme l’ont fait récemment savoir les livreurs Deliveroo, la plupart n’ont pas accès aux dispositifs de protection tels que les masques et le gel hydroalcoolique ; et, en cas de ralentissement de l’activité (je pense aux chauffeurs de VTC), une indemnisation qui ne sera sans doute pas évidente à obtenir. Certes, il est prévu qu’une somme de 1 500 euros soit débloquée pour toutes les entreprises, y compris les micro-entrepreneurs, dont l’activité a été interdite ou qui ont perdu 70 % de leur chiffre d’affaires. Mais, pour beaucoup de types de micro-entrepreneurs (dont les revenus sont de toute façon peu élevés), je pense que ce sera compliqué.
On voit également que les femmes sont en première ligne. Pourquoi sont-elles plus touchées que les hommes ?
Les femmes sont majoritaires dans les emplois de service et en particulier dans les métiers du care (aides-soignantes, personnels de nettoyage, auxiliaires de vie, aides à domicile, infirmières…) et de la vente (caissières…), qui sont aussi les moins bien payés et ceux où il y a beaucoup de CDD et davantage de temps partiel. Deux types de métiers très mal protégés par le manque criant de dispositifs de protection, comme nous le voyons tous les jours. De surcroît, ces femmes, sous-rémunérées, habitent souvent loin de leur lieu de travail et doivent donc ajouter à leurs heures en emploi des temps de transport qui ne sont pas moins risqués.
La revue The Lancet vient de publier un article sur l’impact genré du Covid-19 dans lequel cette prédominance des femmes dans les emplois de service au contact de la population est soulignée. L’article rappelle également que ce sont elles qui continuent à assurer les soins à la famille, y compris en période de confinement, notamment la prise en charge des jeunes enfants à la maison et des personnes âgées, sauf lorsqu’on se trouve dans des cas où l’activité de l’homme est arrêtée et que la femme continue, elle, à travailler.
Partant de cette situation, un débat ne s’ouvre-t-il pas sur l’utilité des métiers et leur rémunération ?
À l’évidence ! Il aurait dû s’ouvrir depuis longtemps, car tout cela est parfaitement connu. De nombreuses chercheuses ont montré depuis des années le rôle du temps partiel, trop souvent subi, dans la sous–rémunération des femmes, mais aussi la naturalisation des compétences féminines, qui explique leur sous-rémunération structurelle : les femmes sauraient « naturellement »s’occuper des enfants, des personnes âgées, des personnes handicapées et malades, ou être employées de service. D’où une sous-évaluation, une sous-cotation et donc une sous-rémunération de leur métier. Cela à la différence des hommes, qui exerceraient des métiers à forte dominante technique, dont les qualifications sont reconnues de façon beaucoup plus détaillée dans les grilles de classification et qui travaillent souvent dans des entreprises où les syndicats sont plus présents.
Depuis des années, des chercheurs et des chercheuses ont montré qu’il fallait démonter ce processus et revoir les grilles de classification : Séverine Lemière et Rachel Silvera, par exemple, ont mis en évidence que, si « la technicité des emplois dits masculins étudiés ne fait aucun doute, elle est difficile à appréhender pour les métiers où le relationnel est important ; on a tendance à nier la composante technique de ces pratiques et à les reléguer dans le champ du comportement personnel, du purement informel, voire du naturel ». Il est essentiel de revaloriser les salaires de tous ces emplois… et de mettre en place une forme de salaire maximum.
Pourquoi tou·tes ces salarié·es ne peuvent pas faire valoir leur droit de retrait, notamment lorsque leurs activités ne sont pas « vitales », comme à Amazon ? Et, surtout, existe-t-il une certaine crainte de perdre son emploi ou un manque d’information chez une partie du « prolétariat urbain » ? On voit notamment que les syndicats font le travail des défunts CHSCT…
Le droit au retrait est un droit individuel qui nécessite qu’il y ait un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé physique ou mentale. Il devrait évidemment être activé dans de nombreuses situations actuelles. Récemment, la ministre du Travail et le ministre de l’Économie ont indiqué que, dans la plupart des cas de salarié·es en contact avec le public, il n’y avait pas danger pour la vie, notamment si l’employeur avait bien prévu toutes les garanties de sécurité nécessaires. Ils ont évidemment oublié de rappeler que, trop souvent, ce n’était pas le cas, faute d’équipements disponibles !
Ce droit au retrait risque de déboucher sur un licenciement, et beaucoup de salarié·es, notamment dans les petites entreprises ou les commerces où il n’y a pas de syndicats, n’osent pas prendre ce risque, surtout en ce moment. Le rapport de force est bien trop inégal, d’autant que la lettre et l’esprit des ordonnances travail ont rendu le recours au droit du travail de plus en plus difficile.
Le fait que les plus précaires soient les plus exposé·es est-il aussi criant dans les autres pays, comme l’Italie, l’Espagne ou la Chine ?
Non. Il me semble que la différence vient, d’une part, du confinement plus intense en Italie et surtout en Chine (il y a donc moins de travailleurs, y compris précaires, menacés) et, d’autre part, de la plus grande disponibilité d’équipements de protection en Chine.
Finalement, cette situation ne pose-t-elle pas la question de la place du travail et de l’économie dans notre société ? N’est-elle pas prééminente par rapport à celle de la santé et du bien-être ?
On voit bien qu’aujourd’hui les travailleurs sont pris dans d’épouvantables injonctions contradictoires. D’un côté, on leur dit que leur santé prime et qu’ils doivent rester chez eux ; de l’autre, on leur dit qu’ils doivent aller travailler et que, s’ils n’y vont pas, c’est qu’ils sont, en gros, des tire-au-flanc et des tricheurs. C’est infâme dans la mesure où les employeurs et en dernier ressort l’État sont incapables d’exercer leur première responsabilité qui serait de fournir des équipements de protection à toutes celles et tous ceux qui doivent travailler. Mais on sait bien que ceux-ci manquent, là encore par impéritie. On dit donc à tout le monde, soignant·es et travailleur·euses mobilisé·es dans des secteurs essentiels (ou pas), qu’il n’est nul besoin de masque. C’est un mensonge d’État.
(1) PUF, 2019.
Dominique Méda Sociologue et philosophe.
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