En Afghanistan, la France trahit ses auxiliaires
Dans une BD remarquable, deux journalistes et un illustrateur reviennent sur un scandale peu connu : l’abandon à la terreur talibane de traducteurs ayant aidé l’armée française.
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Certains se battent pour ne pas sombrer dans l’oubli. Abdul Razeq, Shekib et Orya, tous les trois traducteurs pour l’armée française en Afghanistan, ont dû lutter pour échapper à une vie rythmée par les menaces de mort. Leur parcours se déroule dans la bande dessinée Traducteurs afghans, une trahison française, de Brice Andlauer et Quentin Müller, journalistes indépendants, et Pierre Thyss, illustrateur.
Engagée en Afghanistan depuis 2001 jusqu’à son retrait en 2014, la France a embauché près de 800 auxiliaires locaux pour l’épauler dans ses missions. Ces hommes – le plus souvent motivés par l’espoir de retrouver un pays libéré de l’emprise des talibans – ont été déclarés « traîtres » par les insurgés. Depuis, ces tarjuman (« traducteurs » en langue dari) reçoivent des menaces contre eux et leur famille. Et parfois celles-ci se concrétisent : dynamitage de leur maison, blessures par balles, assassinats.
Deux cent cinquante tarjuman ont obtenu la protection du pays des droits de l’homme après trois voyages de rapatriement (1) et des processus de sélection opaques, voire arbitraires. Si Abdul Razek, Orya et Shekib ont trouvé refuge en France, leur parcours donne à voir l’injustice vécue par les traducteurs restés en Afghanistan, tous dans l’attente d’obtenir un visa et de vivre enfin en sécurité. Si la bande dessinée donne les clés historiques de ce scandale d’État, elle trouve un écho dans le présent. L’horizon ne semble pas s’éclaircir en Afghanistan, où, malgré la signature d’un accord de paix le 29 février, les combats entre forces afghanes et talibans perdurent.
La première chose qui frappe à la lecture de la bande dessinée, ce sont les personnages, presque enfantins avec leurs formes rondes…
Pierre Thyss (illustrateur) :Je dessine seulement ce dont j’ai besoin. Certains pourraient qualifier mon style de naïf, mais mon objectif est d’avoir un langage universel. J’illustre autant pour le lecteur ou la lectrice de 10 ans que pour celui ou celle de 70 ans. Et nous avons voulu représenter les Afghans pour ce qu’ils sont : des personnes optimistes, avec beaucoup d’humour. Les débuts de la bande dessinée laissent place à la légèreté, à quelques blagues. Puis l’ambiance se fait de plus en plus pesante. Les personnages vieillissent – le récit se déroule sur une dizaine d’années –, leur attitude change, leurs traits sont plus marqués, leur air devient plus grave. Employer le noir et blanc a pu accentuer ce glissement oppressif. J’ai joué des tons sombres pour matérialiser l’angoisse que peuvent vivre les traducteurs afghans au quotidien.
Pour que je puisse dessiner sans me rendre en Afghanistan, Quentin et Brice m’ont montré des vidéos, des reportages, des photos qu’ils avaient pu prendre, parfois des photos prises par les traducteurs eux-mêmes. J’ai vu des hommes le plus souvent cloîtrés, dans une maison sans rien. Pas de meubles, ni de décoration : ce n’est plus la priorité chez eux. Maintenant, c’est la survie qui les guide.
Pourquoi avoir choisi le format de la bande dessinée ?
Brice Andlauer (journaliste) : Notre première longue enquête sur le sujet, publiée chez Bayard (2), se voulait très exhaustive. Dans ce premier travail, nous nous intéressions autant aux lieux de pouvoir qu’aux interprètes. La bande dessinée place davantage la focale sur leur vécu et permet de comprendre en quelques heures une histoire méconnue. Ce format permet de raconter des anecdotes impossibles à retranscrire autrement avec autant de force. Il se prête plus au témoignage, laisse la place à la manière de chacun de raconter, permet de saisir l’injustice par empathie.
Abdul Razeq Adeel, Shekib Daqiq, Zainullah Oryakhail… Pourquoi les avoir choisis eux ?
B. A : Suivre plusieurs personnages permet de montrer le côté « loterie » des refus de visa par l’ambassade française. Ils se ressemblent beaucoup dans leurs parcours, pourtant certains sont acceptés, d’autres non. Des histoires comme celle-ci, nous en avons des dizaines. Nous avons choisi ces trois personnes car leurs histoires se répondent bien. Leurs témoignages donnent vie à l’instabilité et aux risques pris du fait de leur travail, un danger toujours remis en cause par les autorités françaises. Tous ont connu ces notes de l’ambassade pour leur opposer un refus, oser leur dire qu’ils n’étaient pas plus menacés que d’autres Afghans.
La question de la menace est omniprésente dans votre travail. Comment se manifeste-t-elle pour ces traducteurs et quels effets a-t-elle sur leur quotidien ?
Quentin Müller (journaliste) : La peur les empêche de se se projeter. Ils enchaînent les petits boulots depuis chez eux ou sur des chantiers. L’idée de rejoindre la France rend leur esprit captif : certains ont perdu dix années de leur vie pour un visa. D’anciens auxiliaires ne sortent plus dans la rue sans se masquer le visage, à tort ou à raison. Certains ont été l’objet d’attaques ciblées. Une balle dans le ventre, dans la jambe… Certains survivent mais le message passe pour les autres ex-collaborateurs des armées étrangères.
Les traducteurs doivent se méfier de tout : la dénonciation peut venir de partout, même de l’entourage le plus proche. Un voisin qui voit d’un mauvais œil le fait d’avoir collaboré avec des étrangers, un cousin qui ne supporte pas d’avoir un « infidèle » dans sa famille. Une des premières menaces est de sombrer dans la paranoïa.
Une juriste est centrale dans cette affaire : Caroline Decroix.
B. A : Rien n’aurait été possible sans elle. Elle a réussi à mobiliser un réseau de traducteurs pour échanger des informations, trouver ceux qui étaient passés en dessous les radars. Elle a surtout monté un collectif d’avocats bénévoles pour se battre aux côtés des traducteurs contre l’État français. Tous seraient tombés dans l’oubli si elle n’avait pas pris ce problème à bras-le-corps. C’est le sens de notre travail : rendre ces personnes audibles. En ce sens, les autorités ont échoué à masquer cette affaire, bien qu’elles aient tout mis en œuvre pour ne pas l’ébruiter. Certains traducteurs n’avaient jamais entendu parler d’une possible mise à l’abri en France. Certains interprètes sélectionnés pour le rapatriement ont même été obligés de ne pas en parler, sous peine de voir leur demande déboutée.
Après trois voyages de rapatriement organisés par la France, les visas s’arrachent en justice. Quels sont les critères retenus pour accepter une demande ?
B. A: Jusqu’en 2015, il existait plusieurs critères : la durée de service, l’exposition à la menace et la capacité d’intégration à la société française. Ce dernier critère, subjectif, n’existe pas pour les rapatriements de collaborateurs des armées américaines ou allemandes. Pour la France, le fait d’aller souvent à la mosquée et d’être pieux jette déjà le soupçon sur le demandeur. Après 2015, les critères deviennent plus opaques, les rapatriements se font au compte-gouttes, par application de décision de justice. Mais l’ambassade épuise systématiquement toutes les voies de recours, ses services juridiques poussent jusqu’au Conseil d’État. Ces manœuvres abjectes pour décourager les demandeurs démontrent un cynisme absolu. En tant que journaliste, j’essaie de peser mes mots, mais voir la froideur de l’administration française m’a dégoûté.
Q. M. : Une source m’a confié que le ministère de la Défense mettait une pression dingue pour gagner sur chaque dossier. Sept juristes sont concentrés sur ce dossier afghan, pour éplucher les demandes, trouver des failles, éventuellement des mensonges. Évidemment, il doit y avoir des faux. Mais, pour les autres, comment prouver une menace ? La plupart du temps ce sont des éléments non matériels ! Il y a une volonté politique de les empêcher de revenir en France.
Quel intérêt a la France de ne pas rapatrier ces hommes ?
Q. M. : Aujourd’hui, 3 600 auxiliaires travaillent pour l’armée française à travers le monde. L’État ne veut pas céder, de peur de créer un précédent et d’installer une doctrine de protection de ses collaborateurs étrangers.
B. A: Depuis 2011, et dans l’anticipation de son retrait d’Afghanistan, l’armée française a d’ailleurs opéré un virage dans ses relations avec ses auxiliaires. Désormais, elle sous-traite à des entreprises privées la gestion de ses relations avec les collaborateurs, selon le droit des contrats local. Recourir au droit local et utiliser un intermédiaire permet de rendre moins évident le lien juridique entre un éventuel traducteur ou informateur et l’État français. Ces pratiques s’observent actuellement au Mali et au Levant.
Ces personnes nous aident au péril de leur vie, et nous les traitons comme de vulgaires produits. Ce n’est plus une question de diplomatie ou de politique, ce n’est plus que de la gestion juridique et du business.
Vous n’hésitez pas à parler de scandale d’État.
B. A : Ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur… Tous se renvoient la balle. À tous les niveaux, ça a foiré et ça continue, avec mépris et amateurisme. Pourtant, chaque jour passé à laisser ces hommes livrés à eux-mêmes les expose à la mort. Qader Daudzai, un interprète débouté à deux reprises pour une demande de rapatriement, est mort en 2018 dans un attentat suicide dans un bureau de vote à Kaboul. La France a déjà du sang sur les mains.
(1) En comparaison, l’Allemagne a rapatrié 760 auxiliaires afghans et leur famille. Les États-Unis ont accordé l’asile à 2 000 anciens collaborateurs locaux.
(2) Tarjuman. Enquête sur une trahison française, Bayard, 2019.
Traducteurs afghans, une trahison française La Boîte à bulles, 112 p. 17 euros.