Grup Yorum : « Soyez un cri pour mon cri »
Deux artistes de la formation musicale Grup Yorum sont en grève de la faim depuis près de neuf mois pour protester contre le harcèlement judiciaire que leur fait subir le régime d’Erdogan.
dans l’hebdo N° 1593 Acheter ce numéro
P rendre cette décision n’a pas été si difficile au vu de ce que nous vivons chaque jour. Nos instruments et notre musique sont systématiquement détruits. Nos concerts interdits. Nos noms inscrits sur des listes terroristes, et nous sommes emprisonné·es. Bien sûr, nous voulons vivre. Mais parfois il faut être prêt à mourir pour se tenir débout. » Ibrahim Gökçek a été libéré de prison il y a quelques jours pour raisons médicales et placé en résidence surveillée à Istanbul. L’homme ne pèse plus que 42 kilos. Il survit grâce à une vitamine qui lui permet de protéger son cerveau et l’ensemble de son système nerveux. Il dit ne pas souffrir, sauf peut-être des pieds.
Ce 5 mars, cela fait 262 jours que le bassiste de la célèbre formation musicale turque Grup Yorum poursuit son « jeûne de la mort ». Helin Bölek, l’une des chanteuses, en est au 259e jour. Ces dernières semaines, à mesure que leur état se dégrade, le titre de leur dernier album, Ille Kavga, résonne autrement. En français : « Lutter quoi qu’il arrive ». Sur la pochette, la photo d’une dizaine d’instruments de musique saccagés après une énième descente policière au centre culturel d’Idil, dans le quartier stambouliote d’Okmeydani, où les membres se retrouvent pour travailler.
Créé en 1985 par quatre étudiants en réaction au coup d’État militaire survenu cinq ans plus tôt, Grup Yorum place son art au service des « peuples opprimés de Turquie et d’ailleurs », milite pour les droits et les libertés. À cette époque, la junte militaire veut faire régner l’ordre et réprime brutalement l’ensemble de la gauche turque. Socialiste, anti-impérialiste et internationaliste, Grup Yorum chante la catastrophe minière de Soma (1), les exactions commises par les forces de sécurité ou la dure réalité des classes populaires. Les membres sont de toutes les manifestations démocratiques, de toutes les occupations. Pour dénoncer la répression culturelle envers les minorités, les paroles sont écrites en kurde, en arabe ou en circassien. En trente-cinq ans, Grup Yorum a vu défiler 70 musicien·nes, enregistré 23 albums et ouvert ses portes à près de 3 000 choristes. Son objectif : « Décloisonner l’art monopolisé par les classes bourgeoises ». Sans limite, il expérimente tout ce qui peut l’être : des chants traditionnels à la symphonie en passant par des compositions folk, rock ou hip-hop. Mais ce qui symbolise surtout Grup Yorum depuis la fin des années 1980, c’est son esprit de résistance aux gouvernements successifs. Force de l’opposition, Grup Yorum, c’est aussi des centaines de procès, des dizaines d’arrestations aussi violentes qu’arbitraires et de constantes campagnes de décrédibilisation.
Depuis Paris, Selma Altin, chanteuse du groupe, et Inan Altin, son mari, batteur et guitariste, dénoncent l’autoritarisme et le « fascisme grandissant » du président turc, Recep Tayyip Erdogan. Aux violences et au harcèlement judiciaire, « nous avons opposé notre capacité d’organisation, lance Selma. Lorsque nos albums sont censurés, nous les distribuons en dehors des voies légales. Lorsque nos concerts sont interdits, nous allons chanter dans les rues, sur les toits des immeubles ou sur Internet ».
Pour lutter, il faut savoir se faufiler dans les brèches, contourner « tout ce qui nous tient éloigné du public ». Et c’est sans doute cela que le gouvernement cherche à anéantir : un esprit de résistance indéfectible. En 2018, entre deux vagues d’arrestations, le couple Altin s’exile et trouve refuge en France pour continuer ce travail. Comme la plupart des autres membres du groupe, Selma et Inan sont recherché·es pour « appartenance à une entreprise terroriste ».
« Nous aimerions parler de notre musique, de nos engagements ou de nos futurs projets, regrette Inan. Au lieu de ça, notre nom est assimilé sans fondements à celui d’une organisation illégale et nous devons sans cesse nous en défendre. » Cette organisation, c’est le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C). Fondé en 1994, le DHKP-C est inscrit sur la liste des organisations terroristes de la Turquie, de l’Union européenne et des États-Unis. Il revendique des attentats ciblés, notamment contre des policiers, des responsables politiques et militaires.
Les accusations d’affiliation à ce groupe d’obédience marxiste-léniniste ont principalement émergé en réaction à une chanson composée par Grup Yorum en solidarité avec le mouvement de grève de la faim entamé par des militants incarcérés du DHKP-C qui se mobilisaient, en 2000, contre la réforme des prisons (2). Mais pour Yaprak Türkmen, leur avocate, « il n’existe aucune preuve » de ces allégations et ces procès sont « évidemment » politiques : « Yorum est un groupe fort, populaire et révolutionnaire. C’est pour cette raison que le pouvoir en a fait une cible. » Elle aussi – comme vingt autres de ses pairs, membres de l’association des avocat·es progressistes – est poursuivie pour ses positionnements solidaires envers le groupe. « Nous avons défendu Yorum et nous avons publié des communiqués de presse pour dénoncer les attaques policières et les interdictions de concert, explique Me -Türkmen_. Ce n’est pas explicitement mentionné dans les procédures, mais nous pensons que ce sont là les vraies raisons. »_
Pour Grup Yorum, ses soutiens et son entourage, la répression n’est pas nouvelle. « Ce que l’État ne peut contrôler est son ennemi », tranche Inan. Le guitariste décrit l’intensification de l’acharnement judiciaire contre la formation musicale et toutes les forces démocratiques de l’opposition depuis la tentative de coup d’État, en juillet 2016. « Pour Erdogan, c’est l’occasion d’aller encore plus loin et de balayer tout ce qui se trouve sur son passage, continue Inan. Des centaines de milliers de personnes ont été emprisonnées, limogées, les manifestations interdites, les associations fermées… Pour nous, la grande différence, c’est que l’État ne se contente plus d’interdire nos concerts ou de nous intimider. Il nous cible un par un, sans exception, et nous restons en prison sans procès, un an, deux ans, alors que les dossiers sont vides. » Car, si la répression vise bel et bien le groupe de musique pour ce qu’il représente dans sa totalité, les chefs d’inculpation sont individualisés et chaque membre est jugé séparément. Il s’agit d’entretenir la méfiance, selon Selma, et de criminaliser les artistes qui sont en détention ou convoqué·es au tribunal tour à tour. La menace est constante et les procédures judiciaires incessantes.
En deux ans, le centre culturel d’Idil, qui tient aussi lieu d’école et de formation artistique, a été perquisitionné dix fois et le travail réduit à néant. À chaque descente, « les forces de l’ordre embarquent celles et ceux qui sont là, sans distinction, explique Selma. Puis des poursuites sont engagées. Ça commence toujours par de graves accusations, comme appartenance à une organisation terroriste, mais les dossiers se vident au fur et à mesure. »
Selon le couple, les dossiers des membres de Grup Yorum sont principalement constitués du témoignage accusateur d’un certain Berk Ercan, un « confesseur connu » qui aurait déjà dénoncé plus de 300 personnes en livrant des noms d’opposant·es à la presse ou dans les tribunaux. En Turquie, les militant·es savent ce que cela implique. « Les témoignages, tenus secrets ou non, ne sont pas censés avoir valeur de preuve, mais ils permettent d’incarcérer les “accusé·es” et d’ouvrir des procès », précise l’avocate.
Inan évoque ici l’affaire de Mustafa Koçak. Selon Bianet, l’un des rares journaux indépendants d’opposition encore actifs, le jeune homme a été condamné à perpétuité pour « violation de la Constitution »sur la base d’une « déclaration de témoin ». « Lorsqu’il a été arrêté, la police lui a présenté une liste et lui a demandé de signer des dénonciations montées de toutes pièces pour recouvrer la liberté, résume Inan. S’il ne le faisait pas, la police demanderait à un autre de l’accuser lui. Il a tout de même refusé. Des membres de Grup Yorum étaient sur cette liste. Il a été torturé, menacé et jeté en prison, lui-même “dénoncé” par un autre “témoin”. » Mustafa est aussi en grève de la faim, depuis 247 jours, réclamant inlassablement le droit à un procès équitable, jusqu’à la mort. Dans une lettre publiée dans Bianet, il interpelle « intellectuel·les, artistes, parlementaires, révolutionnaires démocrates et journalistes » à sortir du silence : « Soyez une voix pour ma voix, un cri pour mon cri. »
Affaibli par neuf mois de grève de la faim et près d’un an d’incarcération, Ibrahim Gökçek ne baisse pas les bras. « Parce que nous avons raison, que nous n’avons rien fait de mal. » Aux côtés d’Helin Bölek et du reste de la formation musicale, le bassiste demande la libération de tous les membres de Grup Yorum, la fin des interdictions de concert et des descentes policières dans le centre où ils et elles travaillent, comme l’arrêt des ouvertures de procès et le retrait de leurs noms des listes terroristes. Et c’est encore ce qu’il devrait réclamer lors de ses prochaines audiences, les 26 et 27 mars.
« Lorsque Grup Yorum a été créé, la -Turquie était réduite au silence, reprend Ibrahim. Nous avons chanté contre les injustices et nous nous battons encore aujourd’hui pour montrer l’évidence. Nous ne nous battons pas seulement pour nous, mais pour tous les peuples de Turquie. Et je sais que, s’il devait nous arriver quelque chose, à Helin ou à moi, la résistance ne prendrait pas fin. »
(1) Le 13 mai 2014, plus de 300 personnes meurent dans un incendie déclaré dans la mine de Soma, où les conditions de sécurité n’avaient pas été respectées. La catastrophe a engendré des appels à la grève de quatre syndicats professionnels et de nombreuses manifestations contre le pouvoir, déjà aux mains de l’AKP.
(2) Les détenus dénoncent alors la mise à l’isolement des prisonniers politiques, auparavant regroupés au sein de dortoirs en fonction de leur appartenance idéologique, et les mauvais traitements qu’ils y subissent. Ce vaste mouvement de résistance, réprimé dans la violence, coûtera la vie à une centaine de personnes, dont beaucoup de militant·es du DHKP-C.
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