L’a mo(u)r(t) au temps du Corona
N’étant pas adepte du Tweet, le Dr BB prend le temps de s’appensantir sur les enjeux psychologiques et sociaux de la crise épidémique du coronavirus, en considérant qu’une telle épreuve de vérité devrait pouvoir redéfinir nos priorités collectives en termes de soin et de liens.
« Combien singulière est notre situation, de nous autres mortels. Chacun de nous n’est sur la terre que pour une courte visite ; il ignore pourquoi, mais il croit maintes fois le sentir. Sans réfléchir davantage, on connaît un point de vue de la vie journalière ; on est là pour les autres hommes, tout d’abord pour ceux dont le sourire et le bien-être sont la condition entière de notre propre bonheur, mais aussi pour la multitude des inconnus, au sort desquels nous enchaîne un lien de sympathie » Albert Einstein
D’un micro-événement ayant pris corps sur un marché aux animaux de Wuhan (la transmission du virus d’une chauve-souris à un homme, en passant vraisemblablement par un pangolin avec une recombinaison de son matériel génétique par hybridation et recombinaison), on en est arrivé à une catastrophe sanitaire, géopolitique, sociale et économique à l’échelle planétaire…
Au-delà des dimensions virologiques et épidémiologiques, le coronavirus mobilise à l’évidence des enjeux collectifs, anthropologiques, psychologiques et politiques tout à fait saillants et vient mettre en exergue certaines tendances habituellement latentes de notre monde contemporain. Cette pandémie de SARS-Cov2 constitue à l’évidence un fait social total, qui vient aussi toucher les ressorts profonds de nos intimités. Car cette situation sanitaire inédite nous ramène abruptement à notre vulnérabilité et à notre finitude, tant individuelle que collective. « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (Paul Valery)…Face à la dissémination du virus, chacun se retrouve – en première approximation – à un niveau d’égalité. Il n’y a plus de riches, plus de pauvres, plus de privilégiés sociaux, en dehors des critères d’âge et de santé – ce qui sera cependant à relativiser… Le COVID-19 peut me toucher, comme il peut toucher mes proches ; il s’insinue dans la proximité et l’intime. Ce n’est pas qu’une abstraction qui atteint uniquement des étrangers lointains et désincarnés. Il est à la fois invisible, insaisissable, et pourtant omniprésent. La paradoxalité inextricable de ce virus est qu’il est inoffensif pour l’immense majorité de la population, mais qu’il peut être extrêmement agressif dans certains cas minoritaires, plus ou moins prévisibles. Dans ces conditions, il parait absolument irresponsable et éthiquement injustifiable de compter uniquement sur l’immunité de groupe pour éradiquer la transmission.
Heureusement, les enfants sont relativement épargnés sur le plan symptomatique, mais ils sont des vecteurs et constituent des menaces latentes. Nos aînés, par contre, sont en insécurité, et il faut couper les liens pour les protéger, car nous pouvons nous-mêmes devenir un danger pour nos proches…
Brusquement, la possibilité de notre propre mort est devenue tragiquement palpable. Car le virus n’épargne personne, et ce sont nos semblables qui sont touchés. Cette lointaine émergence, venue de Chine, nous a d’abord effleurés comme un écho lointain, à la façon dont nous entendons vaguement, trop vaguement, les rumeurs d’attentats ou de guerre lointaine, du haut de notre confort sécurisant et de notre indigne indifférence. Et puis, à la façon d’une déferlante, la vague s’est abattue, à la fois irréelle et ubiquitaire…
Cette pandémie se heurte aux limites de nos représentations et de nos imaginaires. Alors, à l’échelon individuel et collectif, différents mécanismes de défense sont mobilisés pour se prémunir d’une charge d’angoisse en rapport justement avec cette infugurabilité potentiellement sidérante. Un des stratagèmes de la psyché consiste par exemple à personnaliser le virus, à lui prêter des intentions et des stratégies humaines, une téléologie ; à en faire un adversaire doté de conscience et déployant un plan d’invasion. La métaphore guerrière va évidemment dans ce sens ; on a besoin de se raccrocher à une histoire, à des événements connus du passé, plutôt que de se confronter au caractère absolument inédit, en tout cas à l’aune de quelques générations.
On perçoit donc ce virus comme malin, fourbe, tacticien ; comme un ennemi invisible s’adaptant parfaitement aux écueils de notre monde néolibéral globalisé. Avec un temps d’incubation suffisamment long et une virulence suffisamment faible pour continuer à se transmettre de façon exponentielle. Mais le coronavirus est essentiellement neutre, sans dessein de nuire. Si tant est qu’on puisse lui imputer un intentionnalité, un conatus, il s’agit seulement pour lui d’un effort pour persévérer dans sa forme primitive d’existence, de se reproduire en parasitant notre machinerie moléculaire, dans un rapport de dépendance complète à notre propre organisation, tant cellulaire que sociale. D’après Emanuele Coccia, le virus est « une force pure de métamorphose qui circule de vie en vie sans être limitée aux frontières d’un corps. Libre, anarchique, quasi immatériel, n’appartenant à aucun individu, il possède une capacité de transformer tous les vivants et leur permet de réaliser leur forme singulière ».
Cette humanisation permet sans doute de faire face à l’insaisissable, à l’inconnu, et à nos défauts de représentations. Mais humaniser ainsi le Coronavirus, constitue aussi une stratégie de clivage qui permet d’occulter les facteurs anthropiques qui sont à l’origine de cette pandémie, tant au niveau de son émergence que de sa diffusion planétaire et de ses conséquences sanitaires.
« En tous les sens du terme le coronavirus est un accusateur. Il accuse — révèle, souligne — les effets des politiques néolibérales, leur nuisance désorganisatrice, leur toxicité générale » (Frederic Lordon) https://blog.mondediplo.net/coronakrach.
Un détour par d’autres situations de crise épidémique et sanitaire nous aiderait sans doute à davantage prendre en compte nos propres aveuglements, à remettre en cause nos certitudes, et à faire preuve d’un peu d’humilité… Comme le rappelle par exemple Clelia Gasquet-Blanchard https://www.cairn.info/revue-sante-publique-2017-4-page-453.htm, la gestion des épidémies d’Ebola entre 2013 et 2016 en Afrique de l’Ouest « illustre également les dysfonctionnements des systèmes de santé tant dans leurs mécanismes endogènes que dans leurs interactions avec l’extérieur aux différentes échelles opérationnelles (système de santé international défaillant qui induit une crise de gestion en plus des dysfonctionnements locaux) ». Ainsi, « la crise apparaît comme le passage, par rupture, à un dysfonctionnement dans la gestion des risques. Elle implique de fait une réponse décisive et rapide aux procédures extraordinaires mises en place dans l’urgence, alors même que l’ensemble des acteurs de la société (société civile, monde politique, sanitaire, médiatique) impliqués se retrouvent qualitativement déstabilisés. L’événement d’une sévérité intense les confronte à l’inconnu d’une situation en termes de temporalités spécifiques, d’acteurs multiples, de problèmes de communication majeurs ». En tout cas, l’analyse de la crise doit toujours être restituée dans son contexte socio-historique, avec ses déterminants politiques, écologiques, anthropologiques, en termes de représentations collectives et d’orientation des conduites individuelles et groupales. Toute intervention biomédicale, qui plus est à l’échelle populationnelle, possède en soi une dimension politique et exerce une forme de violence symbolique, qui sollicite inévitablement des affects, des fantasmes, et des actes. De surcroit, les systèmes de santé sont aussi des institutions sociales, et leur dysfonctionnement entraîne inévitablement des conséquences sur l’ensemble du fonctionnement collectif. Ainsi, au-delà des aspects purement médicaux, « il faut penser la crise sanitaire comme élément du système social pour être en capacité d’appréhender les aspects locaux et temporels de la crise et en améliorer la gestion ».
Le fait est que cette épidémie et ses conséquences sociales (confinement, éviction des liens, ralentissement économique généralisé, etc) viennent soudain lever des formes de clivage ou de refoulement, habituellement très efficients en temps normal : brutalement, la mort, la finitude, notre faiblesse intrinsèque, nos connexions mystérieuses avec le vivant et les écosystèmes, notre fragile incarnation nous sautent au visage. Nous perdons notre superbe et notre morgue arrogante. Et nous pouvons peut-être réaliser à quel point nous sommes aveuglés la plupart du temps, à quel point nous scotomisons certaines réalités trop désagréable et éprouvantes. Et à quel point nous pouvons être lâches. Car cette épidémie nous ébranle, alors même que des causes de mortalité et de souffrance inadmissibles nous laissent indifférents la plupart du temps ; alors même que nous pourrions agir, nous avons préféré ignorer. Et tout d’un coup, c’est la panique, parce que mes semblables, donc potentiellement moi-même, pouvons être touchés. Tout d’un coup, c’est notre situation de privilégiés déconnectés de la souffrance du monde qui s’ébrèche. Il faut donc se saisir de cette crise pour dénoncer nos hypocrisies collectives, et se confronter enfin à nos complicités par rapport à des effets systémiques et des inégalités qui tuent sans commune mesure avec un virus. Quand allons sortir de cette léthargie qui nous amène, inconsciemment à hiérarchiser la valeur d’une vie, en fonction de degré d’ « intégration » de la personne au mode de vie occidental, de sa valeur financière, en fonction de sa proximité avec mon existence?
Quelques petits rappels concernant des réalités par trop enfouies en temps de « tranquillité » et de paix…En France, en 2018, il y a eu 609 648 décès pour une population de 66,89 millions d’habitants soit un taux de mortalité de 9,1 pour 1000, ces chiffres présentant une certaine stabilité sur les dix dernières années. On meurt toujours, et beaucoup, même si on tend à l’oublier…Par exemple, l’épidémie de grippe hivernale amorcée fin 2016 a entraîné un pic de décès exceptionnel en janvier 2017 : 67 000 décès en France métropolitaine, sans beaucoup d’émotions collectives. En « temps normal », les affections respiratoires communes sont responsables de 2 600 000 décès par an, à l’échelle de la population mondiale. Par ailleurs, les accidents de voiture font 55 millions de morts par an dans le monde, la cigarette 8 millions…
Mais ce qui devrait avant tout nous faire davantage réagir, ce sont les populations délibérément sacrifiées en termes de santé et d’espérance de vie, les morts « évitables », en rapport avec la précarité, l’anomie, les souffrances sociales, les inégalités etc. La pauvreté tue, silencieusement, scandaleusement…Une étude internationale évalue à 1,5 million le nombre de décès dus aux disparités de revenu dans les pays riches https://www.bmj.com/content/339/bmj.b4471.abstract. Quelle que soit la quantité globale de richesse distribuée, une inégalité trop importante – lorsque l’indice Gini dépasse les 0,3 point- devient mortifère et dégrade la santé publique, pour toutes les classes sociales, à travers notamment ses effets de division, de délitement social, etc. Les méfaits de telles inégalités sociales sur la santé ont un impact plus évident chez les plus précaires, mais touchent finalement l’ensemble des personnes d’une telle société inégalitaire. Plus les inégalités sont importantes, que ce soit en termes de revenus, d’accès à l’éducation, d’intégration sociale ou d’autres facteurs, plus grandes sont les répercussions en terme de santé publique : risque accru de naissance prématurée, taux de mortalité plus élevés…En France, treize années d’espérance de vie à la naissance séparent les hommes les plus pauvres (5% vivant en moyenne avec moins de 470 euros mensuels) des plus riches (5% qui disposent de plus de 5800 euros mensuels)…L’espérance de vie de nos concitoyens les plus vulnérables sur le plan socio-économique équivaut à celle des hommes du Bangladesh (71ans). D’après l’INSEE, « à un instant donné la probabilité de décéder diminue avec l’élévation du niveau de vie non seulement à diplôme identique, mais aussi « toutes choses égales par ailleurs » (c’est-à-dire à sexe, âge, diplôme, catégorie sociale et région de résidence donnés) ». Par exemple, selon l’enquête Santé et protection sociale de 2014, 11 % du cinquième de la population le plus modeste dit avoir renoncé aux soins au cours de l’année, contre seulement 1 % du cinquième de la population le plus aisé…Quant à la durée de vie moyenne d’un SDF, elle est de 48 ans…Rappelons également que, dans des conditions de logements insalubres, 1 enfant sur 3 souffre de problèmes respiratoires, tandis que seulement 7,1% sont touchés par ce problème dans les autres ménages… On pourrait ainsi décliner des statistiques illustratives jusqu’à la nausée. Tout cela pour rappeler qu’en termes de santé publique et de diminution de la morbi-mortalité, des programmes de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale auraient un effet tout à fait significatif, pour les plus démunis évidemment, mais aussi pour l’ensemble de la population. Ainsi, une meilleure répartition des richesses permettrait d’augmenter l’espérance de vie des êtres humains à l’échelle nationale et internationale, dans des proportions sans commune mesure avec la pandémie de coronavirus sur du long terme…
Comme le souligne Jean-Dominique Michel http://jdmichel.blog.tdg.ch/archive/2020/03/18/covid-19-fin-de-partie-305096.html, « Les quatre plus grands facteurs à l’origine des maladies chroniques étant :
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La malbouffe.
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La pollution.
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Le stress.
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La sédentarité.
Les maladies chroniques seraient évitables à 80% si nous nous donnions les moyens de protéger la population plutôt que de sacrifier sa santé au profit d’intérêts industriels. Nous avons depuis des décennies accordé des facilités coupables à des industries hautement toxiques au détriment du bien commun et de la santé de population
Il faut oser le dire : ce n’est pas le virus qui tue (il est bénin pour les personnes en bonne santé), ce sont les pathologies chroniques qu’on a laissé se développer depuis des décennies ».
Par ailleurs, cette situation épidémique vient à nouveau mettre en exergue le délabrement de notre système de santé, et ses conséquences dramatiques en termes de santé publique, au-delà de la gestion actuelle de la crise. Il y a quelques années, une étude de l’université d’Oxford affirmait que l’on pouvait « vraisemblablement » établir un lien entre l’austérité budgétaire dans tous les secteurs et la hausse de la mortalité. Ainsi, les chercheurs chiffraient la surmortalité provoquée par la politique menée par le gouvernement conservateur anglais à 30.000 décès pour la seule année 2015 par rapport à l’année précédente https://www.grey-britain.net/2017/02/17/nhs-une-etude-doxford-fait-le-lien-entre-austerite-et-surmortalite-les-tories-en-furie/… Le lien avec l’austérité budgétaire dans les aides sociales, les services publics, etc. a donc des impacts majeurs en termes de santé publique, et cela en dehors de tout contexte pandémique… Par exemple, les passages aux services d’urgence ont littéralement explosé depuis plusieurs décennies, passant de 7 millions en 1990 à plus de 20 millions de passages en 2015, selon la Statistique annuelle des établissements de santé. Autant dire que, quand le COVID-19 s’en mêle…
Les statistiques montrent d’ailleurs que les pays les plus touchés sont ceux qui ont réduit massivement les capacités des services de soins intensifs. Dès lors, le dimensionnement des systèmes hospitaliers est un paramètre essentiel pour gérer une telle épidémie. Selon l’OCDE, le Japon et la Corée du Sud sont les mieux lotis avec 13,1 lits et 12,3 lits 1000 habitants. La France se situe à 6. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni à 2,8 et 2,5…
Aux EU, l’incurie de l’administration Trump s’ajoute à l’absence de système sanitaire digne de ce nom : «Avec 28 millions de non-assurés, des coûts de santé très élevés, des niveaux de préparation variables d’un hôpital ou d’une maison de retraite à l’autre : le Covid-19 a révélé les défaillances du système de santé américain, dont la réforme est un enjeu majeur de la campagne présidentielle de 2020 » https://www.politis.fr/articles/2020/03/etats-unis-la-sante-mise-a-nu-avec-le-covid-19-41487/. Comment faire face aux conséquences sanitaires d’une épidémie quand « Le financement des programmes de gestion des urgences sanitaires par l’État fédéral est passé de 1,4 milliard de dollars en 2003 à 662 millions en 2020 »…
Enfin, ces enjeux de mortalité semblent pouvoir nous inquiéter et nous mobiliser quand ils nous concernent directement, ou quand ils menacent nos proches. Par rapport à la persistance de scandales sanitaires lointains, nous restons tout à fait sourds et démobilisés. Et pourtant…Toutes les 2 minutes, un enfant meurt du paludisme. En 2017, on estimait à 219 millions le nombre de cas de paludisme dans 87 pays, 90% des cas et des décès survenant en Afrique subsaharienne, avec une augmentation de 3,5 millions de cas par rapport à l’année précédente. Les enfants de moins de 5 ans constituent le groupe le plus vulnérable pour cette maladie (266 000 morts en 2017, soit 61% des décès…). Alors même qu’il existe des traitements, des méthodes diagnostics, des moyens de prévention…Alors même qu’un véritable investissement en termes de recherche et d’intervention pourrait réduire drastiquement le nombre de victimes…Outre la morbi-mortalité, le paludisme peut entraîner les familles et les communautés dans la spirale de la pauvreté, affectant de manière disproportionnée les personnes marginalisées et précaires qui ont un accès limité aux soins….
La mort de nos aînés, aussi tragiques soit-elle sur le plan individuel et collectif, doit-elle nous amener à occulter le destin sacrifié de ces enfants et de ces familles, sous prétexte que leur drame se situe sur un autre continent, alors même que nous aurions des moyens probants pour agir?
Rappelons-nous d’autres réalité tragiques, dont nous sommes en partie responsables : en 2018, un immigré sur 51 mourrait en tentant de traverser la mer Méditerranée : 6 morts par jour, dans un contexte de durcissement des conditions de sauvetage…En moyenne, entre 2000 et 4000 vies par an depuis 2015 ont été englouties dans ce périple du désespoir. Les chiffres, dans leur pathétique abstraction, sont bien incapables de saisir l’ampleur de ces drames…Par exemple, au moins 384000 personnes, voire 500000 selon certaines estimations, dont plus de 116000 civils, ont péri dans le conflit syrien depuis mars 2011, dans une relative indifférence, il faut bien le reconnaitre.
Nous touchons là les limites de notre entendement ; ces données quantitatives n’atteignent pas directement notre affectivité, ni notre rationalité d’ailleurs. Trop abstraits, trop désincarnés. Il suffit parfois d’une photographie pour que l’émotion saille, avant de retomber aussitôt dans sa léthargie brumeuse.
Autre illustration : nous sommes conscients, avec le réchauffement climatique et ses effets systémiques, que notre frénésie de croissance sans limite n’est pas soutenable à courte échéance et qu’elle menace le devenir même de l’humanité. Et pourtant, aucun véritable virage à l’échelle collective n’a jusqu’à présent été initié – alors même que l’un des effets collatéral de l’épidémie de coronavirus a été la diminution de gaz à effet de serre en Chine dans une proportion de 30 à 40 %… On voit bien là les effets du clivage : je sais bien, à un niveau de représentation abstraite, mais, n’étant pas directement concerné dans ma sphère de proximité affective, je préfère évacuer des secteurs entiers de la réalité : trop éloignés, trop désincarnés…
Le virus possède à la fois la propriété d’être insaisissable, incontrôlable, et pourtant de solliciter activement nos capacités de réaction collective. Certes, il n’y a pas de possibilité de tout anticiper, de tout maîtriser, pas de traitement curatif et préventif miraculeux ; mais il faut d’autant plus mobiliser la solidarité et la responsabilité collectives, les services hospitaliers publics, l’aide aux plus vulnérables,etc. Notre réponse est tant sanitaire que sociale, et mobilise les communs, l’engagement et le dévouement des personnes mais aussi les structures institutionnelles qui font tenir notre vivre-ensemble, et qui paraissent invisibles quand « tout roule ». Face à une crise épidémique, nous réalisons à quel point nous sommes tous interdépendants et reliés dans notre vulnérabilité. Nous réalisons la valeur et la fragilité des liens, du soin. Et, avec effroi, nous comprenons, peut-être, à quel point nous sécrétons nos propres menaces (en favorisant l’émergence et la transmission virale, en détruisant nos capacités collectives de répondre à la pandémie) et nos propres hybridations monstrueuses : car le coronavirus est une sorte de chimère qui se déploie à l’intersection de nos pratiques débridées vis-à-vis des écosystèmes et de l’inventivité intrinsèque du vivant.
Soudain, nos angoisses flottantes, nos sentiments diffus de menace et d’insécurité, voire nos désirs inconscients d’événements traumatiques ou d’états de panique collective trouvent un exutoire. Le virus devient la représentation de l’ennemi, du mal, et agrège ainsi nos fantasmes et nos besoins de faire corps. Le risque étant alors, comme le dénonce Giorgio Agambem, que l’état d’exception devienne de plus en plus un paradigme normal de gouvernementalité ; mais aussi que la dimension sanitaire nous éloigne des enjeux politiques, et des responsabilités concrètes de nos gouvernants. Le Covid-19 ne doit pas nous faire détourner le regard ; au contraire, il doit nous permettre de sonder dans leur réalité la plus crue les conséquences tragiques d’orientations politiques délibérées de destruction systématique de notre protection sociale, et d’attaques contre notre Santé collective et institutionnelle.
Au fond, la gestion de la crise épidémique met particulièrement en évidence les courants idéologiques qui animent la politique d’un Etat, le fonctionnement de ses institutions, et constitue ainsi une mise à l’épreuve de sa résilience collective, voire un diagnostic impitoyable de ses renoncements antérieurs vis à vis de ses citoyens.
Nous nous joignons donc sans détour au coup de gueule de Frédéric Lordon
https://blog.mondediplo.net/les-connards-qui-nous-gouvernent : « Le problème avec les grandes catastrophes — financières, nucléaires, sanitaires — c’est qu’il vaut mieux les avoir vues venir de loin. C’est-à-dire avoir pris le risque de gueuler « connards » quand tout allait bien, ou plutôt quand tout semblait aller bien — alors que le désastre grossissait dans l’ombre. L’armement, et le réarmement permanent de la finance, donc des crises financières, y compris après celle de 2007 : connards. La destruction de l’école, de l’université et de la recherche (notamment sur les coronavirus, quelle ironie) : connards. La démolition de l’hôpital public : ah oui, là, sacrés connards. Le surgissement des flacons de gel désinfectant dans les bureaux de vote quand même les personnels soignants en manquent : hors catégorie ». « Jusqu’ici, les morts du capitalisme néolibéral, entre amiante, scandales pharmaceutiques, accidents du travail, suicides France Télécom, etc., étaient trop disséminés pour que la conscience commune les récapitule sous un système causal d’ensemble. Mais ceux qui arrivent par wagons, on ne les planquera pas comme la merde au chat. On les planquera d’autant moins que les médecins disent depuis des mois l’effondrement du système hospitalier, et que la population les a entendus ». « Une pandémie du format de celle d’aujourd’hui est le test fatal pour toute la logique du néolibéralisme. Elle met à l’arrêt ce que ce capitalisme demande de garder constamment en mouvement frénétique. Elle rappelle surtout cette évidence qu’une société étant une entité collective, elle ne fonctionne pas sans des constructions collectives — on appelle ça usuellement des services publics. La mise à mort du service public, entreprise poursuivie avec acharnement par tous les libéraux qui se sont continûment succédé au pouvoir depuis trente ans, mais portée à des degrés inouïs par la clique Macron-Buzyn-Blanquer-Pénicaud et tous leurs misérables managers, n’est pas qu’une mise à mort institutionnelle quand il s’agit du service public de la santé — où les mots retrouvent leur sens propre avec la dernière brutalité ».
La gestion d’une telle crise pandémique vient donc révéler et interpeler directement certaines orientations politiques : ce qui se passe au niveau moléculaire et cellulaire met effectivement en lumière le niveau macro-politique de nos sociétés! Ainsi, la gestion épidémique est particulièrement significative des modalités de gouvernance et des idéologies politiques sous-jacentes. En Chine, on a pu constater un mix singulier entre effets d’un capitalisme dérégulé avec dégradation des écosystèmes, opacité bureaucratique, contrôle biopolitique et mobilisation totalitaire…Au Royaume Uni, Boris Johnson a initialement parié sur l’immunité de groupe – à la mesure sans doute du délitement du système sanitaire. Mais d’un point de vue plus philosophique, il s’agit aussi d’un trait culturel, revendiquant une forme de stratégie empirique et utilitariste ; dans la pure tradition libérale, il conviendrait effectivement de s’en remettre à la responsabilité individuelle plutôt qu’à la solidarité collective, avec une méfiance vis-à-vis de toute forme de paternalisme étatique. Ainsi, tout intrusion de la puissance publique dans les conduites individuelles peut être perçue comme une menace sur les libertés fondamentales, comme une dérive autoritaire. Le fantasme de liberté et de souveraineté individuelle prévaut sur la décence commune et sur la protection de la population…De surcroit, certains dirigeants d’obédience néolibérale et populiste, à l’instar de Trump ou de Bolsonaro, ont également pu mettre en scène leur mépris à l’égard de leurs gouvernés, leur mégalomanie et leur incapacité à s’extraire d’une perception uniquement narcissique et égocentrée des enjeux….Leur cynisme pseudo-pragmatique justifie bien quelques « dégâts collatéraux »…
En France, on perçoit bien les incohérences des décisions politiques et les atermoiements au niveau gouvernemental. L’absence de transparence dans la communication, dans la pure tradition technocratique de l’Etat tutélaire à la française, tend ainsi à embrouiller les orientations stratégiques et ne favorise pas l’adhésion collective.…Par exemple, les recommandations du comité scientifique qui conseille le gouvernement ne sont pas publiées, entravant la possibilité démocratique de compréhension et d’appropriation au niveau individuel. Or, les angoisses collectives se renforcent lorsqu’il y a une perception d’un manque de transparence dans l’information publique.
Initialement, c’est une gestion libérale qui a été privilégiée, avant d’en passer à une gouvernance plus autoritaire imprégnée d’un discours social en contradiction avec les réformes systématiques mises en place depuis le début du mandat d’Emmanuel Macron. Brusquement, les bienfaits de l’Etat Providence sont redécouverts, 1050 milliards peuvent être débloqués du jour au lendemain par l’Union Européenne, les politiques d’austérité et le pacte de stabilité monétaire sont balayées, ce qui paraissait inenvisageable devient possible et nécessaire, en fonction des priorités actuelles ; et on se met à prôner la solidarité, le respect, l’entraide, le lien, à célébrer l’engagement des agents de la fonction publique…Tout d’un coup, on redécouvre ce qui fait tenir une société, au-delà du profit, de la croissance et de l’intérêt privé. Au décours de cette crise, il faudra bien redéfinir le vivre-ensemble, reconstruire des communs, et réfléchir collectivement aux critères essentiels de liberté auxquels nous tenons sans menacer la cohésion et l’égalité.
Car une telle situation vient réinterroger le rapport que chaque citoyen entretient avec son appartenance collective. Selon Marcel Gauchet https://www.philomag.com/lactu/marcel-gauchet-cest-un-reveil-du-politique-42738, on assiste effectivement à une « réapparition du politique, entendu au sens de ce qui assure l’existence et la permanence d’une communauté, d’une règle collective qui s’impose à tous parce qu’elle engage la vie et la mort de chaque membre ». De fait, la lourdeur du dispositif instauré va imposer à chacun des restrictions, et la mise de côté de ses choix et préférences personnels, avec un décalage entre le niveau individuel et les impératifs collectifs. Ainsi, « nous vivons un véritable test politique à grande échelle. Est-ce que la dimension individualiste, libérale et privée a pris totalement le dessus dans nos sociétés ou pas ? ». « Ce que le virus met à l’épreuve, c’est notre attache inconsciente au collectif ».
Ainsi, les consignes de distanciation sociale défient nos sociétés ouvertes, et viennent dialectiser les sphères de l’intime, du public, de l’égoïsme et de l’altruisme. Comment justifier un effort collectif et une coopération qui en passeraient par une rupture des liens? Car, pour se propager, le virus exploite justement notre propension unique, en tant qu’espèce, à nouer des rapports, notre dimension fondamentale d’êtres sociaux. Dès lors, le confinement nous confronte à un paradoxe : être solidaire revient effectivement à se replier et à désinvestir les relations incarnées.
Ce d’autant plus que les directives gouvernementales ne paraissent pas exemptes de certaines incohérences, alors même que nos gouvernants étaient plutôt prompts à infantiliser le peuple et à désigner les comportements collectifs comme irrationnels ou irresponsables…Après avoir sans cesse encouragé l’auto-entrepeunariat, l’initiative individuelle, la privatisation et l’absence de contraintes pour libérer le marché, nos dirigeants prônaient soudainement, la main sur le coeur, la responsabilité collective, la protection d’autrui, l’engagement solidaire, l’altruisme et le dévouement, en s’indignant des comportements individualistes et égocentrés. Un comble! Pourtant, cela fait des décennies que des rapports de prospective avaient alerté sur la survenue inévitable d’un scénario pandémique, et on peut légitimement s’interpeler sur le degré d’impréparation et d’amateurisme dans l’anticipation et la préparation d’une telle crise…
Il y a de quoi éprouver un certain ressentiment, à l’instar de cette tribune de Claude Baniam, psychologue à l’hôpital de Mulhouse https://www.liberation.fr/debats/2020/03/24/j-ai-la-rage_1782912 : « Je suis en colère et j’ai la rage, quand ils défilent dans les médias, montrent leur trogne à la télévision, font entendre leur voix parfaitement maîtrisée à la radio, livrent leur discours dans les journaux. Toujours pour nous parler d’une situation dont ils sont un facteur aggravant, toujours pour pérorer sur la citoyenneté, sur le risque de récession, sur les responsabilités des habitants, des adversaires politiques, des étrangers… Jamais pour nous présenter leurs excuses, implorer notre pardon, alors même qu’ils sont en partie responsables de ce que nous vivons ».
Au fond, cette épidémie de SARS-Cov2 présente de nombreux niveaux intriqués : un aspect géopolitique international, des dynamiques sociales et historiques, des enjeux anthropologiques en termes de représentations et de comportements collectifs, mais aussi des répercussions plus personnelles et intimes. Et, à cette occasion, nous prenons encore plus conscience de l’interdépendance de ces différentes strates, de notre inexorable connexion à des ensembles interconnectés, de notre territorialisation, et de notre encastrement à un monde commun. Même s’il existe des différences de perception entre les projections des experts, le vécu du risque au niveau populationnel, et les conduites individuelles. Alors qu’il parait envisageable que 50 à 70 % de la population mondiale soit infectée à une échéance plus ou moins longue, les personnes tendent à appréhender le risque et à agir à un niveau individuel, sans considérer que la logique des mesures mises en place se déploie dans une dynamique collective avec un objectif de répartition temporelle des contaminations ; il faut avant tout écrêter le pic. En outre, un biais d’optimisme à l’échelle personnelle tend à entretenir une sous-estimation du risque d’événement négatif pour soi-même. L’efficacité en termes de rupture des chaînes de transmission supposerait pourtant une mise en adéquation entre la perception du risque collectif et les changements de comportement au niveau individuel, ce qui n’est pas évident, notamment dans une culture très privatisée et hyperindividualiste.
Mais ce type de phénomènes pandémiques attise aussi des fantasmes collectifs et des mouvements de groupe qui ont leur logique propre, si l’on prend en considération les représentations et affects qui les sous-tendent. « La menace potentiellement mortelle d’un virus, appelle aux craintes ancestrales d’un environnement vicié, toxique et pénétrant le corps. Face à l’ennemi invisible, l’angoisse que cela réveille dans les populations, « la psychose collective », joue à son tour comme menace de contamination autant que comme marque d’insécurité par défaillance environnementale » Pablo Votadoro https://blogs.mediapart.fr/pablo-votadoro/blog/210320/angoisses-collectives-de-contamination-et-mensonges-bas-les-masques.
L’insécurité, le délitement des solidarités, l’anomie sociale, tissent en amont de la diffusion virale un climat d’insécurité qui ne favorisent pas la confiance, la rationalité et le respect tranquille des consignes et des gestes barrières….Comment effectivement se sentir rassuré et mis en sûreté par une autorité étatique qui n’a eu de cesse de mettre à mal tous les collectifs institués dans le domaine du soin, de l’entraide, de la protection sociale?
Par ailleurs, cette mobilisation, en rapport avec des mouvements émotionnels forts, doit pouvoir se prolonger sur la durée. Or, la vigilance attentionnelle inhabituelle et contre-intuitive que nécessite le respect des « gestes barrières » peut être difficile à maintenir sur de longues périodes. En effet, au-delà de l’intense resserrement de l’espace mental et physique induit par l’impact affectif initial, des phénomènes « d’accoutumance », d’habituation et de banalisation peuvent s’insinuer, amenant à un relâchement progressif.
Par rapport au vécu individuel et collectif vis-à-vis du risque épidémique, on pourrait s’autoriser un parallèle avec le schéma d’Elisabeth Kübler-Ross en rapport avec l’annonce d’un diagnostic fatal ou d’une perte catastrophique. Dans de telles circonstances, la personne passe par plusieurs phases : le déni, puis la colère/révolte, puis le marchandage/espoir, et la dépression/désespoir, avant d’en arriver à l’acceptation.
Le fait est que, face à la menace virale, nous sommes désarmés psychiquement, n’ayant pas les capacités représentationnelles pour intégrer et métaboliser le phénomène épidémique et ses conséquences. Le virus induit donc un état de déréliction et de passivité très éprouvant sur le plan mental, et nous sommes donc sommés d’accepter notre vulnérabilité et notre impuissance. Sur le plan individuel, nous pouvons observer des alternances entre panique et indifférence, entre dramatisation et scepticisme quant au risque…Et, face à cette menace omniprésente et invisible, toute une gamme de mécanismes de défenses peuvent être mobilisés pour tenter de contenir l’angoisse, la perplexité ou l’apathie, du clivage à la négation, en passant par l’inhibition et l’intellectualisation – chacun fait comme il peut, n’est-pas?… Dans ces situations, nous avons besoin de retrouver un sentiment de contrôle et de se persuader de la préservation de notre autonomie et de notre position d’acteur. Ainsi, l’investissement de sa propre responsabilité vis-à-vis d’autrui peut devenir un antidote par rapport à l’insaisissable et à l’indifférence, de même que l’engagement dans une « mission » d’utilité publique. La fuite et le repli peuvent constituer d’autres stratégies de protection… Mais aussi la capacité à maintenir une confiance dans le lien à autrui, en dépit de la « désincarnation » de nos interactions. L’enjeu en tout cas, revient à rester créatif, à mobiliser son imaginaire et ses ressources affectives pour ne pas sombrer dans une terreur sans nom. Comment faire émerger de nouveaux modes de pensées, d’interaction, d’anticipation par rapport à la complexité et à l’imprédictibilité de la situation? Quelles ressources mobiliser pour faire face à l’inconnu et à l’infigurable? Le phénomène viral sollicite ainsi notre « capacité négative », c’est-à-dire une disposition à séjourner dans le mystère et dans le doute, à s’ouvrir au moment présent pour libérer un insight créateur. Car il s’agit effectivement de se confronter à un « changement catastrophique » dans le sens qu’en donne le psychanalyste Wilfred Bion, c’est-à-dire une situation émotionnelle profonde qui permet de dépasser une crainte d’annihilation, et d’aboutir à une forme de « croissance psychique », sans chercher à introduire systématiquement l’inconnu dans la matrice du connu. Au fond, il convient de maintenir la capacité à penser, à rêver, à se projeter, à vibrer, à aimer, à espérer, en dépit de la perception d’un désastre extérieur.
Dans ses « Considérations actuelles », Freud décrit les effets d’une situation de guerre sur les individus : ceux-ci sont déconcertés, confus, déstabilisés. Et la situation en arrière du front peut aussi être très éprouvante au niveau psychique, avec un sentiment de misère et d’inaction face à la menace. De même, l’épidémie nous confronte au sentiment de l’éphémère, ou de la «passagèreté ». Nos liens peuvent disparaitre, nos proches peuvent partir, du jour au lendemain, abattus par une étrange et minuscule forme de vie primitive…Pour Freud, différentes attitudes peuvent être envisagées face au caractère périssable de toute chose : l’effondrement dépressif, la nostalgie, le refus voire le déni ; mais, dans ce cas, la réalité se charge vite de démentir nos rêves d’immortalité et d’immuabilité. Freud prône au contraire une forme d’acceptation heureuse, proche de la sagesse stoïcienne : ce qui est précieux est évanescent, et doit pouvoir s’apprécier en dépit, et du fait même, de sa finitude… « Ce qui gâchait leur plaisir devant la beauté c’était une révolte de leurs âmes contre le deuil ».
Du fait de la continuité de l’accompagnement et des soins organisée par les CMPP, nous pouvons observer au premier plan les réactions de familles « vulnérables » à cette situation anxiogène de confinement. Pour certaines, qui préservaient un équilibre très précaire, sur une ligne de crête, la crise épidémique constitue le stress de trop, qui amène à une décompensation tant individuelle que groupale : par exemple, j’ai été récemment en contact avec une famille très confuse, ayant renoncé à tout contact social –même numérique, n’osant même plus se faire passer un téléphone de main en main ; l’adolescent suivi était désormais complètement apathique, désorienté, persécuté, en grande difficulté pour maintenir un lien dans sa pensée ; par contraste, on constate ainsi l’effet de contenance que pouvaient lui apporter les rendez-vous très réguliers au CMMP et une forme d’ancrage sociale…Dans d’autres configurations familiales, les tensions, voire les violences, s’exacerbent, à la mesure du huis-clos imposé…Paradoxalement, certains patients vont mieux, voire beaucoup mieux à l’occasion de ce drame collectif : certains psychotiques trouvent soudain un dérivatif à leur angoisse, et se mettent à fonctionner « comme tout le monde », vu que la bizarrerie, la méfiance et le repli deviennent la norme ; certains hypocondriaques regrettent de ne pas pouvoir davantage s’exposer, ayant l’impression que la contamination ne concerne que les autres… ; les mélancoliques exultent enfin de voir se réaliser leur désespoir et leurs sombres prophéties ; les décrocheurs scolaires se retrouvent comme « des poissons dans l’eau », avec un alibi officiel pour rester à la maison sans vie sociale à l’extérieur ; et finalement, toutes nos tendances masochistes peuvent éprouver une secrète et coupable jouissance à traverser ainsi un drame qui restaure le sentiment d’habiter une époque et de vivre une tragédie collective…J’ai également pu avoir des entretiens avec des étudiants se retrouvant tout à coup extrêmement isolés, dans une cité universitaire désertée, au sein d’une faculté laissée à l’abandon ; ainsi qu’avec des lycéens de Terminale, saisis par l’hébétude et la perplexité : ayant déjà subi des blocages de leur établissement pendant plusieurs semaines, ne sachant même pas s’ils allaient pouvoir passer le bac, ils envisagent l’avenir avec une certaine sidération…
Quant aux enfants, ils peuvent être quelque peu ébranlés de voir les parents ainsi reclus, impuissants, réduits à une Loi qui les soumet…Tout d’un coup, ces figures toutes-puissantes se trouvent déchues, ce qui peut aussi attiser une certaine excitation ; d’autant plus que le quotidien est désormais caractérisé par une rupture des règles habituelles, par du hors-cadre, comme si l’école buissonnière était autorisée, voire imposée…Tout cela peut amener à une perte du sentiment de réalité, à une dissolution de toute forme d’autorité, à la fois jouissive, mais potentiellement très angoissante… La dimension abstraite de l’épidémie contribue au fait que les enfants ont beaucoup de mal à saisir la problématique : pour certains, ils perçoivent cette étrange période comme un grand jeu collectif, pour d’autres ils se trouvent malgré eux chargés de contenir les angoisses de leur famille, avec un bouleversement des repères générationnels ; d’autres vont être complètement livrés à la prégnance des écrans et des outils numériques, enfermés dans un isolement mortifère et lourd de conséquences à plus ou moins longue échéance ; d’autres enfin risquent d’être, encore plus que d’habitude, les souffre-douleurs de leurs ainés, et de subir des maltraitances au quotidien, sans surveillance, ni regard extérieur…
Sachant que nous en sommes encore aux prémisses, avec un effet « lune de miel » ; sur la durée, nous risquons d’être confrontés à des situations de plus en plus complexes : que va-t-il se passer pour les enfants autistes qui ne sont plus accueillis sur leur IME ou leur HDJ ? Pour les familles très précaires, hébergées en hôtel social, dans des conditions de promiscuité très éprouvantes, n’ayant pas accès aux moyens de subsistance les plus élémentaires ? Pour celles qui n’ont même pas la possibilité d’imprimer la fameuse attestation de sortie? Pour certains patients présentant des troubles graves du comportement avec risque auto et/ou hétéro-agressif ? Pour certains adolescents suicidaires ? Pour les consommateurs addicts en manque de came? Pour les enfants en très grande difficulté scolaire qui risquent de complètement perdre pied ? Pour ceux qui subissent une maltraitante tant psychique que physique , et qui n’ont plus d’échappatoire? Pour ceux qui vont éprouver l’angoisse de vivre au quotidien avec un parent malade, sur le plan somatique ou mental?…
Autant de défis pour les paradigmes inclusifs prônés de façon incantatoire, sans prise en compte des réalités, des inégalités, des conditions réelles d’existence…
Car, face à la menace virale et à ses répercussions concrètes, l’égalité n’est que théorique ; dans les faits, ce sont toujours les plus fragiles qui trinquent, comme le rappelle d’ailleurs une tribune du monde signée par Jacques Toubon, Adeline Hazan et Jean-Marie Burguburu https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/20/coronavirus-sauvegardons-les-droits-fondamentaux-pendant-la-crise-sanitaire60338923232.html. De fait les mesures nécessaires de confinement et de restriction sociale devraient être « mises en œuvre en gardant à l’esprit les difficultés de la vie quotidienne qu’éprouvent les personnes les plus précaires et les plus fragiles, et l’exigence de garantir l’égalité de traitement de toutes ».
« Dans les circonstances que nous connaissons, les personnes enfermées, isolées, celles qui vivent à la rue, qui ont besoin d’aide sociale pour une partie de leurs besoins fondamentaux, seront les premières à subir une double peine si rien n’est fait pour les accompagner ».
De la même façon, le maintien de la continuité scolaire est fortement dépendant des conditions socio-familiales concrètes, au-delà de l’accès aux outils de transmission : en effet, l’usage des cours en ligne ou du matériel mis à disposition est évidemment déterminé par le capital culturel de la famille et par les possibilités réelles d’organiser des activités pédagogiques à domicile. Ainsi, les inégalités scolaires risquent de se creuser encore davantage…
Enfin, cette situation inédite vient davantage révéler les profondes fractures de notre société, en mettant notamment en évidence son infrastructure en termes de rapport de production. En effet, alors que certains ont pu avoir le luxe de se réfugier dans leur résidence secondaire, de maintenir une activité en télétravail avec une certaine liberté, un grand nombre de travailleurs doivent rester impliqués au quotidien pour garantir la continuité du fonctionnement social : les soignants évidemment, mais aussi toutes ces professions invisibilisées qui soutiennent pourtant l’armature de notre quotidien : les services de livraison, de manutention, d’entretien, de gestion des déchets et de ménage, les pompes funèbres, etc. « L’autonomie au travail et une moindre pénibilité – c’est-à-dire la possibilité de choisir les lieux, les heures et les modalités de son labeur – sont désormais les marqueurs de la différence sociale entre, d’un côté, les cadres et les professions intellectuelles (le « front office ») et, de l’autre, tous ces soutiers du « back office » ; tous ces travailleurs de l’arrière qui font tenir la société, qui fait que celle-ci se poursuit malgré tout, qu’elle continue chaque matin comme un miracle invisible renouvelé quotidiennement » (Denis Maillard https://www.philomag.com/lactu/la-nouvelle-lutte-des-classes-42836).
Nous ne sommes donc pas tous égaux face au risque épidémique et aux conséquences du confinement : certains sont plus exposés, et paieront à l’évidence un plus lourd tribut. Quand il s’agit surtout de faire face au désœuvrement pour les uns, les autres se confrontent directement à la menace, à la souffrance et à leur responsabilité…Ceux qu’on célèbre comme des héros n’ont souvent pas le choix, et risquent d’être très vite oubliés une fois passée la déferlante émotionnelle…
Le confinent vient également ébranler les rapports entre le domaine privé et l’espace public. De fait, les sphères d’activité tendent à se décloisonner, le domicile devient école, extension du cadre professionnel, carrefour des sociabilités…Tout l’extérieur est rapatrié : comment, dès lors préserver un espace privé, tout en maintenant un tissage avec le monde commun dans un même lieu ? Comment faire cohabiter ces fragments de socius ? Par exemple, le lien avec le voisinage n’a peut-être jamais été aussi intense, alors même que les échanges de corps à corps sont prohibés. Les bruits des autres transparaissent davantage, leur rythme, la scansion de leur quotidien. On applaudit ensemble aux balcons, on peut même chanter. Mais on s’observe aussi, non sans une certaine suspicion, et chaque rencontre inopinée peut être vécue comme périlleuse…
Dans cette « drôle de guerre », nous sommes tous dans l’attente, sans pouvoir imaginer les perspectives ou appréhender la menace. Dès lors, chacun tend à projeter sur la situation ses propres fantasmes et angoisses ; et, avec le confinement, il existe un risque non négligeable d’assister à un délitement progressif de nos structures intérieures, de nos rythmes, de nos habitudes, et de nos cadres temporo-spatiaux ; notre sécurité ontologique vacille. Nous éprouvons une limitation subie de nos puissances d’agir, un restriction de nos périmètres de déploiement existentiel . Notre rôle social flageole – à quoi sert-on vraiment? – tout en étant libéré d’une forme de carcan et d’obligation. Nous éprouvons un vide, une suspension temporelle, teintée par une préoccupation flottante, oscillante, à mesure que s’égrène quotidiennement le défilement des chiffres et de sommation concernant la propagation virale et le nombre de morts…De façon abrupte, nous voilà sommés de ralentir, de faire l’expérience de la frugalité et de l’intériorité ; de déconstruire nos habitus d’homo économicus, de redéfinir nos priorités, tant individuelles que collectives ; de constater, par contraste, l’indécence et l’obscénité du consumérisme, et l’importance des liens. Pourra-t-on se saisir de cette expérience contrainte pour décider, après-coup, de planifier une décroissance solidaire et égalitaire, de favoriser la justice sociale, le soin et tout ce qui fait notre humanité?
« Tout ce qui travaille à la culture travaille aussi contre la guerre » Freud.
Car, à travers l’expérience épidémique, notre société est mise à nu : ses fractures et ses brèches apparaissent avec d’autant plus d’intensité, ainsi que ses paradoxes.
Par exemple, on perçoit une forme de discordance temporelle sociale particulièrement saillante ; ainsi, un fossé béant disjoint l’expérience temporelle de l’urgence que vivent les soignants sur le front de la vague, et le désoeuvrement temporelle des classes aisées, isolées dans leurs résidences secondaires, ayant à affronter la durée…De plus, alors que la vie sociale et économique ralentit, que l’espace public se vide, la sphère d’internet et des réseaux sociaux tend à intensifier son activité ; les sollicitations numériques sont encore plus présentes, hypertrophiées, enflant presque monstrueusement : une viralité d’informations, de commentaires, d’affects se répandent sur la toile…Les interfaces et les « interactions » numériques se multiplient : cours en ligne, tentative de création d’une forme de convivialité en ligne…
A travers cette hégémonie des réseaux socio-numériques, nous assistons à une autre forme de colonisation et de parasitage : celui de nos esprits, de nos axes de résonnance, et de notre disponibilité psychique. Partout, les écrans s’insinuent dans les sphères d’intimité.
En tant que soignants, nous sommes contraints de mobiliser ces outils pour maintenir le lien avec certaines familles et enfants que nous suivons, et d’organiser des télé-consultations. Mais ce genre de dispositif est tout sauf anodin. Notre regard pénètre subitement dans l’espace domestique, dans les lieux les plus privés et personnels ; ce qui peut aussi être perçu comme une forme de séduction, de familiarité, ou d’intrusion ; qui peut en soi induire une forme d’excitation, qui plus est quand se surajoute la manipulation de l’objet numérique, le pouvoir de déplacer le cadre, de transformer la perspective, de rajouter des interférences, de couper le lien…
L’ARS, dans son souci de communication et d’interventionnisme, souhaiterait imposer aux équipes des établissements médico-sociaux l’organisation de visites à domicile ; sans équipement évidemment, sans réflexion sur l’éventuelle pertinence clinique et sur les répercussions, sans prise en compte du risque de propagation virale… Il faut avant tout agir, se disséminer, se plateformiser ; avec le risque de mettre à mal notre cadre de travail, la spécificité de nos interventions et du type de lien entretenu avec les familles…et l’éventualité non négligeable d’une transformation sans retour de nos pratiques…
Finalement, cette crise épidémique vient reconfigurer en profondeur nos rapports au corps, à l’altérité, mais aussi à l’environnement au sens large. Comme on l’a déjà souligné, le coronavirus nous ramène à notre condition d’organismes vivants et sociaux, à notre vulnérabilité, à notre contingence, et à notre finitude. Dans ce contexte, le vital, notre incarnation et le lien s’éprouvent dans leur évidence nue. Soudain, la réalité des corps malades, mourrants, nous rappelle notre ancrage écosystèmique et notre territorialisation : nous sommes reliés à la « nature » et aux autres, jetés dans le monde et impuissants face aux forces qui animent, ou désagrègent, nos organismes.
A force de perturber les écosystèmes dans lesquels nous co-évoluons avec d’autres espèces, par la déforestation, l’élevage industriel, l’envahissement et la promiscuité d’existence, nous avons favorisé l’effraction du sauvage dans le domestique, activant tant l’émergence que la circulation de nouveaux agents pathogènes.
« Ce qu’il nous faut accepter, ce avec quoi nous devons nous réconcilier, c’est que la vie est depuis toujours sous-tendue par la prolifération stupide, répétitive et présexuelle des virus qui, tels des morts-vivants, font planer sur nous leur ombre, menacent notre survie et explosent au moment où nous nous y attendons le moins » Slavoj Zizek https://www.philomag.com/lactu/temoignages/slavoj-zizek-dans-lordre-superieur-des-choses-nous-sommes-une-espece-qui-ne-compte.
Les virus sont une force de transformation, ils s’intègrent et manipulent nos identités cellulaires, s’hybrident, et nous amènent à réaliser que nous portons en nous la trace de toutes ces formes de vie, de l’archaïque aux plus évolués. « La croyance que la vie qui nous anime s’arrête avec la mort de notre corps est une conséquence de la fétichisation de notre moi – l’idée que chacun d’entre nous possède une vie qui lui appartient en propre, qui est originaire. Il faut se libérer de cette conception » (Emanuelle Coccia https://www.philomag.com/lactu/temoignages/emanuele-coccia-le-virus-est-une-force-anarchique-de-metamorphose-42893).
Face à ses puissances biologiques, il ne pourra y avoir de réponse que collective, politique et sociale. Il va falloir réfléchir à nos modes de production et de consommation, à nos priorités communes, et s’extraire de l’illusion que le Marché et la Nature pourront s’auto-réguler dans l’intérêt de notre espèce. Comme le soulignait Martin Luther King : « nous sommes peut-être venus sur des navires différents mais, aujourd’hui, nous sommes tous dans le même bateau ».
Ainsi, à l’urgence sanitaire il faudra aussi agréger l’urgence écologique et politique, car il s’agit d’une question de survie à plus long terme pour l’humanité. Saurons-nous poser des limites, choisies sur un mode démocratique, en préservant la justice sociale et l’égalité? Ou bien devrons-nous en arriver à un dirigisme autoritaire pour sauver ce qui peut l’être encore? Ou bien continuerons-nous à prétendre qu’un ultralibéralisme débridé permettra de préserver les meilleurs et les plus méritants, que les profits de certains profiteront à tous, alors même que l’Humanité ne peut que faire front uni face aux défis auxquelles elle va se trouver confrontée? Allons nous enfin respecter les forces naturelles qui nous font vivre et nous menacent, ou bien allons-nous exercer une forme de rétorsion et asservir encore plus tous les biotopes avec notre fantasme de maîtrise et d’asservissement? Quand allons-nous enfin comprendre que le danger n’est pas extérieur, mais que c’est notre propre organisation qui le sécrète? Le Coronavirus n’est que l’avatar monstrueux de notre civilisation capitaliste, son ombre indéfectible…
Au fond, cette crise épidémique, en tant qu’émergence de la part d’ombre et de négatif de nos sociétés, devrait pouvoir devenir un rapport de vérité avec nous mêmes. Car nous allons devoir prendre acte des conséquences tragiques de l’insoutenabilité de nos modes de vies, et faire des choix, faire face à nos responsabilités. Après-coup, nous allons devoir définir ce que nous souhaitons préserver pour notre avenir collectif, au-delà du superflu : des liens, du commun et le respect de la dignité du vivant, sous toutes ses formes. Nous allons devoir accepter nos interdépendances avec le monde et avec les autres espèces, et nous interroger sur notre modèle de société ainsi que sur nos valeurs. Faut-il être ainsi menacés, se retrouver isolés et privés de vie sociale, coupés de nos relations pour redécouvrir nos priorités? D’après Ulrich Beck, « le risque fonctionne comme un bain d’acide qui dissout les distinctions classiques ». Dès lors, cette situation de crise épidémique aura inévitablement des conséquences, et il faudra espérer que, collectivement, nous pourrons enfin opter pour une véritable bifurcation, et prendre soin de nos liens, de notre écosystème et de notre avenir. En outre, il faudra pouvoir prouver que les systèmes démocratiques et la solidarité collective sont les meilleures défenses pour endiguer les périls qui guettent nos communs vulnérables. Car, un autre écueil nous menace au-décours : celui d’un gestion biopolitique totalitaire, asservissant tant les populations que l’environnement, à des fins de contrôle et d’organisation disciplinaire de notre survie…
• Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande » disait Jean-Paul Sartre. Face à la menace, chaque acte a le poids d’un engagement, et il va maintenant falloir définir ce pour quoi nous sommes prêts à lutter, et affirmer notre liberté de choisir l’avenir qui nous appartient.
« Si l’épidémie s’étend, la morale s’étendra aussi» Albert Camus
“Si les gens se comportaient comme il faut le monde serait ce qu’il doit être.”
George Orwell
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