« Le Livre noir » : un livre-histoire de la Shoah

Le Livre noir dirigé par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman entre 1943 et 1946, incomparable recueil de témoignages à vif, est aujourd’hui réédité.

Olivier Doubre  • 11 mars 2020 abonné·es
« Le Livre noir » : un livre-histoire de la Shoah
© Au mémorial de Babi-Yar, en Ukraine, où plus de 33 000 juifs furent assassinés en 1941. Igor Kostin/Sputnik/AFP

Le Livre noir a, à lui seul, une histoire et un destin particuliers. Quand l’Allemagne nazie lance son attaque contre l’URSS, le 22 juin 1941, les principaux dirigeants juifs du parti proposent à Staline de créer un Comité antifasciste juif (CAJ). Face à ce qu’ils ont compris comme devant être aussi le début d’une guerre d’anéantissement contre le « judéo-bolchevisme » par le régime hitlérien, leur initiative veut mobiliser l’ensemble des juifs d’URSS et d’Europe orientale – soit environ cinq millions d’individus – contre l’envahisseur nazi, puisqu’on le soupçonne déjà fortement de pratiques exterminatrices. Ainsi, avant même la déportation dans les camps de la mort, plus de 800 000 personnes ont été tuées par les unités mobiles de tueurs nazis œuvrant à l’arrière des lignes de la Wehrmacht.

L’avancée allemande atteignant les faubourgs de Moscou, toute aide potentielle est bonne à prendre pour le despote du Kremlin. Le CAJ commence par rédiger des appels aux juifs du monde entier pour résister aux Allemands. Mais, bien vite, le comité décide, notamment sur les conseils d’Albert Einstein à une de ses délégations venue le rencontrer, « de constituer un Livre noir des atrocités commises par les Allemands sur la population juive d’URSS ».

Aidés de près de quarante collaborateurs, les deux écrivains juifs soviétiques Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, également correspondants de guerre dans l’Armée rouge, vont ainsi coordonner cette enquête détaillée « sur l’extermination scélérate des juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l’URSS et dans les camps d’extermination en Pologne pendant la guerre de 1941-1945 ». Plus d’un millier de pages agrègent ici les récits, tous terribles, des survivants et témoins du judéocide, recueillis « à vif » entre 1943 et 1946. On ne peut oublier notamment celui de cette femme rescapée, avec sa fillette, de Babi Yar, ce ravin où furent fusillés plus de 33 000 juifs de Kiev. Elles ont échappé par miracle à la mort car elles ont été recouvertes par les corps qui « se sont mis à pleuvoir » sur elles…

Si une première version parvient au procureur soviétique au procès de Nuremberg et sert, pièce essentielle, à l’accusation, Le Livre noir est vite interdit, dès 1947, de publication en URSS, et son manuscrit confisqué par le KGB. Tout comme Vie et destin, autre œuvre majeure de Grossman, au tout début des années 1960, qui rapprochait les totalitarismes nazi et stalinien. La plupart des membres du CAJ seront jugés et exécutés en URSS, dans le sillage de la répression antisémite du procès dit des « blouses blanches » de 1952, juste avant la mort de Staline. Par miracle, le Livre noir fut sauvé, grâce à un jeu d’épreuves de 1947 et publié en 1993. Traduit et d’abord édité en 1995 en français, il est aujourd’hui réédité. Un livre-histoire. 

Le Livre noir. Textes et témoignages Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, traduit du russe par Yves Gauthier, Luba Jurgenson, Michèle Kahn, Paul Lequesne et Carole Moroz, sous la direction de Michel Parfenov, Actes Sud/Solin, 1 136 pages, 28 euros.

Idées
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