L’état d’urgence sanitaire est aussi un état d’urgence démocratique

Des mesures provisoires sont certes indispensables face à la pandémie, mais une législation d’exception ne peut occulter les problèmes de fond que notre démocratie n’a su résoudre.

Vincent Brengarth  • 24 mars 2020
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L’état d’urgence sanitaire est aussi un état d’urgence démocratique
© Photo : Hémicycle de l'Assemblée nationale, le 22 mars 2020 (Ludovic MARIN / AFP)

Le 18 mars 2020, Richard Ferrand déclarait, avant la reprise des travaux de l’Assemblée nationale, que « la démocratie doit continuer à vivre », comme si cette institution législative en était l’incarnation inattaquable. Il est cependant difficile d’oublier les crises qui continuent d’affecter la démocratie, remettant par là même en cause cette vision proche d’un certain dogmatisme. En guise d’illustration, citons le mouvement des « gilets jaunes » dont l’expression publique se retrouve suspendue le temps de la crise sanitaire.

Ne négligeons pas non plus le fait que ces dernières années ont été le théâtre d’une accaparation progressive de la souveraineté nationale au profit d’une « élite » minoritaire, et surtout que la République ne garantit plus le principe censé la guider : le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958). À titre d’exemple, notons l’usage de l’antidémocratique « 49-3 » qui engage désormais l’avenir de nos générations. Nul n’a non plus oublié les alertes lancées bien avant la crise par le milieu hospitalier, aggravées par les démissions massives de praticiens et les grèves illimitées. L’usage de la répression policière pour contrer la gronde populaire a également profondément marqué les esprits.

Si la crise sanitaire semble paradoxalement bénéficier au président de la République dans les sondages, elle révèle surtout les défaillances de ceux qui sont censés nous diriger. Comme évoqué supra, les personnels hospitaliers ont en vain tiré le signal d’alarme sur l’insuffisance notoire de moyens, notamment de lits, et d’effectifs dans le public. Ce sont désormais eux qui se retrouvent en première ligne et il aura fallu une crise sanitaire sans précédent pour se rappeler que la santé ne supporte ni les petites économies, ni les négligences.

Cette diminution des effectifs et des moyens va jusqu’à affecter les soignants du service de santé des armées qui, bien que pourtant présentés comme de précieux soutiens par le pouvoir, peinent à constituer un « élément militaire de réanimation » et à délivrer des masques dont l’existence est pourtant affichée par leur ministre. Les applaudissements de la population à l’égard des personnels de santé sont légitimes, ils paraissent néanmoins teintés d’une certaine hypocrisie lorsqu’ils proviennent de notre classe dirigeante.

Le prix des politiques d’austérité

Ce malaise est également présent dans les prisons, où la surpopulation a été acceptée par les pouvoirs publics comme une sorte de fatalité, et dans les centres de rétention où l’on refuse de renoncer à l’enfermement en dépit des conditions sanitaires.

La France paye le prix des politiques d’austérité et de démantèlement de ses services publics, de ne pas avoir entendu les alertes des associations, autorités administratives indépendantes et de la société civile. Cette attitude peut sembler paradoxale de la part d’un pays qui se revendique comme une grande nation sur la scène internationale.

Nous sommes coupables d’avoir été passifs face à la gestion erratique de conflits sociaux, qui présentait hélas les sombres auspices de ce que pourrait être celle d’une crise sanitaire sans précédent.

D’autres faits sont venus aggraver cette situation. En maintenant le premier tour des élections municipales malgré une menace sanitaire déjà bien présente, les autorités publiques ont trahi leur vision affichée de l’intérêt général, pour finalement ordonner, quelques jours seulement après, un confinement strict et annuler l’installation des nouveaux conseils municipaux. Où sont la démocratie et la cohérence dans de telles décisions ?

Des plaintes ont d’ores et déjà été déposées contre Édouard Philippe et Agnès Buzyn par des praticiens pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires à temps, et pour avoir ainsi fait preuve de négligence. La justice appréciera les responsabilités qui relèvent de chacun, mais cela ne fera jamais disparaître notre propre faute d’avoir abandonné les rênes de la démocratie à ceux dont nous savions pourtant qu’ils la négligeraient.

Un nouveau régime d’exception

Ce sont ensuite des prises de parole, celles d’Édouard Philippe rendant hommage à grands renforts de tweets aux « caissières, vendeuses, artisans, ouvriers, paysans… » dont il semble découvrir l’abnégation avec la crise sanitaire. Mais ce gouvernement faisait-il seulement cas de la protection des personnes les plus vulnérables et les plus précaires avant la crise ? La Cour de cassation est allée elle-même jusqu’à le rappeler en requalifiant en contrat de travail la relation contractuelle entre Uber et l’un de ses chauffeurs le 4 mars 2020. Là encore, l’initiative socialement bienfaisante n’est venue ni du pouvoir exécutif, ni du pouvoir législatif. Le gouvernement ne surestime-t-il pas notre capacité d’oubli face aux problématiques sociales majeures ?

Dans le même temps, et alors que le gouvernement démontre une incohérence flagrante dans la gestion de ce type de crise, un projet de loi est adopté par une minorité de députés pour ajouter un nouveau régime d’exception – l’état d’urgence sanitaire – inspiré de la loi du 3 avril 1955, déjà fortement décriée par un certain nombre d’observateurs. Certes, des mesures provisoires sont indispensables, mais ajouter une législation d’exception, en consolidant un peu plus par ricochet le modèle dont elle s’inspire, permettra-t-il d’occulter les problèmes de fond mentionnés supra (moyens, effectifs, intérêt général des décisions…) ? En divulguant un décret le 16 mars 2020 afin de restreindre drastiquement nos déplacements, et interdire de nombreux accès publics, à partir de la « théorie des circonstances exceptionnelles » – qui permet un accroissement des pouvoirs de l’administration en dehors de la légalité ordinaire – le pouvoir semble réagir en extrême urgence, comme s’il était « dos au mur ». Pourtant, nous avons vu venir progressivement cette menace majeure et ses signes avant-coureurs. Ces derniers constituaient une source de renseignement permettant de planifier une gestion de crise réfléchie en amont, et pas dans le désordre ou la précipitation au mépris de la démocratie.

Au-delà des mesures administratives d’exception, il importerait avant tout de renseigner la population sur LA priorité première, à savoir la protection des populations les plus vulnérables : personnes âgées, personnels à leur contact, personnels des prisons, populations précaires qui n’ont pas la possibilité effective d’exercer leur droit de retrait tels que les salariés de la grande distribution, etc…. De toute évidence, les nombreuses infractions au confinement constatées par la force publique démontrent que les Français n’ont probablement pas suffisamment été sensibilisés sur la hiérarchie des risques induits par cette crise.

Revitaliser notre démocratie

Il est donc indispensable de repenser le fonctionnement démocratique, notamment en période de crise, et ses priorités, les moyens de contrôle des contrepouvoirs et le rôle de surveillance des autorités administratives indépendantes. Cependant, si nous finissons par obtenir plus de démocratie directe, nous devrons également être à la hauteur de ce qu’elle représente et nous en montrer dignes. De ce point de vue, les scènes qui se sont déroulées durant les premiers jours de crise, montrant des personnes enfreindre les recommandations sanitaires, n’auraient plus lieu d’être, et ce malgré une certaine incapacité collective à nous auto-réguler. En effet, comment réclamer plus de démocratie si, par notre incivisme, nous exprimons involontairement un besoin en matière de normes répressives ?

Ce travail de fond sur la revitalisation de notre démocratie est d’autant plus capital que nous aurons bientôt à définir, dans le but de réduire les effets de la crise économique qui se dessine, des choix qui seront primordiaux, mais aussi structurels. Face à la tentation de répandre à outrance la dématérialisation sous le prétexte d’une éventuelle crise épidémiologique future, ces décisions auront une influence de premier plan sur nos relations sociales. La crise que nous traversons marquera indubitablement nos générations, tant en raison des drames humains vécus que de l’expérience privative de liberté et des retombées économiques. Par la mise en péril de notre modèle démocratique, elle est également une invitation à redéfinir de nouvelles priorités dans les politiques publiques.

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