« Monsieur Deligny, vagabond efficace », de Richard Copans : L’humanité sans bornes
Richard Copans retrace le parcours et la pensée éminemment libre et singulière de Fernand Deligny, dont le formidable travail avec les enfants autistes passait notamment par l’image.
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On entre dans le film au présent. Le présent, c’est ce qui perdure aujourd’hui dans les Cévennes de ce que Fernand Deligny y a fondé dans les années 1960 : un réseau d’accueil d’enfants autistes. Les enfants ont grandi, sont adultes, certains résident là depuis des décennies. Ils prennent leur petit-déjeuner, la séquence se prolonge, ce qui nous projette aussi dans ce que fut le quotidien de Deligny et de ses compagnons.
Monsieur Deligny, vagabond efficace n’est pas un film d’hommage. Il y a certes du respect dans le terme « monsieur ». Mais ce mot dit l’ampleur du personnage, de sa pensée en perpétuel mouvement tirée de ses différentes expériences avec les enfants autistes, de la somme considérable d’écrits à son actif, et des films, dont l’extraordinaire Le Moindre Geste, tourné dans les années 1960, présenté à Cannes en 1971 et sorti en salle trente-trois ans plus tard, en 2004. Dans ce titre, il y a aussi l’expression « vagabond efficace », empruntée à Fernand Deligny, qui résonne comme un oxymore mais se révèle être une formule d’émancipation et le signe d’une singularité radicale.
C’est l’un des axes saillants du film de Richard Copans : montrer combien Fernand Deligny a toujours suivi sa propre voie, imperturbablement, en dépit des usages et des modes de pensée. Sa force était d’être capable de tout remettre en question, de développer un point de vue critique ou autocritique. Ainsi, on apprend qu’à l’hôpital psychiatrique d’Armentières (Nord), où il a commencé sa carrière en 1938 en tant qu’instituteur, il faisait écouter de la musique aux jeunes enfermés : Beethoven et de la musique militaire. En l’occurrence, dans le film, c’est le 78-tours de « Sambre et Meuse » qu’on entend. Or, ses auditeurs préféraient la « grande musique ». Surprise ! Mais, au lieu de se complaire dans une admiration béate, Deligny a mieux observé et s’est rendu compte que le disque de Beethoven étant gondolé, il attrapait ainsi à chaque tour un éclat de lumière qui les fascinait.
Le parcours de Deligny est une suite de tentatives pour toujours mieux appréhender les gamins dont plus personne ne voulait. Des délinquants et des psychotiques – enfants de la classe ouvrière – dans une première partie de sa vie. Puis avec les autistes, dans les Cévennes. C’est là, en 1974, que Richard Copans a rencontré pour la première fois Deligny et découvert sa pratique : celui-ci avait créé « un réseau d’aires de séjour où des adultes vivaient avec des enfants mutiques réputés irrécupérables. Deligny ne parlait pas de guérison. Il cherchait à inventer une vie commune hors du langage ». En fait, il renversait la perspective. Son idée n’était pas de s’employer à transformer les autistes pour qu’ils nous ressemblent, mais, comme le réalisateur le résume par ces deux injonctions : « Ne cherchez pas ce qui LEUR manque. Cherchons ce qui NOUS manque pour qu’ils nous voient. »
Autant dire que Deligny rejetait les normes et le lexique de l’institution, et qu’il a toujours fui quand celle-ci a essayé de le rattraper. Dans l’un de ses premiers textes, Graine de crapule, paru en 1945, il écrit : « Quand tu auras passé trente ans de ta vie à mettre au point de subtiles méthodes psycho-pédiatriques, médico-pédagogiques, psychanalo-pédotechniques, à la veille de la retraite, tu prendras une bonne charge de dynamite et tu iras discrètement faire sauter quelques pâtés de maisons dans un quartier de taudis. Et en une seconde, tu auras fait plus de travail qu’en trente ans. » Fernand Deligny était très sérieux, mais libre, avec, en plus, une dose de punk attitude avant la lettre.
Alors que notre société actuelle rêve de tenir l’étrangeté et l’étranger à son ban, la nécessité de ce film ne se discute pas. Il nous touche et nous interpelle d’autant plus qu’il ne se situe pas en surplomb, avec des spécialistes qui viendraient parler de la place de Deligny par rapport à la psychiatrie. Nous sommes avec l’éducateur, à hauteur de Deligny.
Cette proximité est favorisée par le fait que sa voix traverse le film de part en part. Ou plus exactement, c’est Jean-Pierre Darroussin qui l’incarne, lisant de nombreux extraits des textes de Fernand Deligny, les interprétant même, restituant leur part d’oralité. Ces textes ressemblent à leur auteur : pénétrants, farouches, inventifs jusque dans leur vocabulaire. Il faut saluer ici les éditions de L’Arachnéen, qui en ont publié il y a une douzaine d’années l’intégralité dans des éditions très soignées (1), reproduisant également les dessins, accompagnés de beaucoup d’autres illustrations, que réalisait Deligny.
L’écrit a ainsi une forte présence dans le film parce qu’il constituait une grande part de la vie de Deligny, qui s’était d’ailleurs rêvé écrivain. Ce qui n’est pas sans paradoxe avec la recherche qui a été la sienne avec les autistes. Il dira de Janmari, un enfant de 11 ans accueilli en 1966, absolument mutique, que les médecins tiennent pour « un encéphalopathe profond, présentant des traits psychotiques manifestes », qu’il est son « maître à penser » – tout en ne considérant jamais les autistes comme une humanité idéale. Deligny était en quête avec lui d’un « langage non verbal ». Le paradoxe n’en est finalement peut-être pas un : écrire comme personne et inventer un langage non verbal constituent les deux faces d’une même démarche.
Ce n’est pas la seule réflexion à laquelle peut conduire Monsieur Deligny, vagabond efficace, qui s’avère fécond de ce point de vue. Le film permet aussi de mieux approcher la réalité des autistes. Ainsi de cette distinction marquante qu’énonce Deligny, pour un film de télévision dans les années 1980, entre l’agir, qui est du ressort des autistes, et le faire, qui induit d’avoir conscience de la raison pour laquelle on agit en fonction d’un but fixé.
Enfin, il y a la question de l’image et du cinéma, qui a accompagné Fernand Deligny au long de son existence. Au-delà de sa cinéphilie, celui-ci a très tôt réfléchi aux possibilités de la caméra avec des jeunes considérés comme déviants ou malades, réalisant un film dont il ne reste qu’un photogramme avec les enfants présents dans la structure qu’il avait créée, La Grande Cordée. En 1955, il publie un texte fondateur : « La caméra outil pédagogique ». Or, peu de temps après, à la suite de la publication de son (unique) roman, Adrien Lomme (1958), dédié « aux enfants arriérés, caractériels, déficients, délinquants, en danger moral, retardés, vagabonds, etc., etc. », il est joint par François Truffaut, qui souhaite le consulter pour le scénario des 400 Coups. Les deux hommes entretiendront une amitié réelle pendant vingt ans. Le second apportant son soutien aux projets cinématographiques du premier. Même si l’objet fini intéresse moins Deligny que ce qu’il se passe sur le tournage avec le garçon autiste qui en est le héros, il réalise, avec Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, ce film hors norme qu’est Le Moindre Geste (2). Et quelques années plus tard, il rencontre un cinéaste en herbe de 25 ans, Renaud Victor. Tous deux conçoivent Ce Gamin, là (1975).
Pour Richard Copans, ce rapport à l’image est un point d’ancrage essentiel, d’autant que Renaud Victor, disparu depuis, est devenu son « frère en cinéma », comme mentionné au générique en forme d’hommage. En puisant dans le vaste matériau laissé par Deligny – films, textes, les fameuses « lignes d’erre » retraçant les mouvements des autistes, photos, dessins, images d’archives – le réalisateur signe lui-même une œuvre où la justesse cinématographique épouse l’irréductibilité d’une pratique et d’une pensée.
(1) Lire notamment, aux éditions L’Arachnéen, Œuvres, Fernand Deligny,éd. établie et présentée par Sandra Alvarez de Toledo, et L’Arachnéen et autres textes (2008).
(2) Le Moindre Geste et les films de Renaud Victor avec Fernand Deligny sont réunis dans un coffret DVD aux éditions Montparnasse, sous le titre Le Cinéma de Fernand Deligny.
Monsieur Deligny, vagabond efficace, Richard Copans, 1 h 35. Disponible en VOD sur le site de Shellac à partir du 25 mars.