Mosco Boucault, l’élégance suprême derrière la caméra
Avec une dizaine de films au programme, le festival Cinéma du réel, à Paris, consacre une rétrospective au réalisateur, auteur d’une œuvre magistrale.
dans l’hebdo N° 1594 Acheter ce numéro
Ça fait un peu ancien combattant, non ? » C’est la première réflexion de Mosco Levi Boucault quand il apprend que le plus important festival du documentaire à Paris, Cinéma du réel, au centre Beaubourg, lui consacre une rétrospective. Seconde réflexion : « Je vis cela à reculons. Je n’aime pas être distingué. » C’est ballot pour qui « aime regarder, moins être regardé ». Pour un insaisissable qui ne se livre pas facilement. Les honneurs en horreur. Pour quelqu’un qui s’inscrit dans le « re ». Remémore, retouche, réfute, rechigne, restitue, reprend, renchérit, remet le couvert, rebouscule, déconstruit et reconstruit, refouille, relance encore, bougrine, mais aussi revisite l’histoire et les histoires, insiste, s’obstine. Repart et recommence. Auteur d’un cinéma documentaire hors des clous. Cette rétrospective, avec une dizaine de films sur quarante ans de caméra, en témoigne.
Prenons dans l’ordre. Mosco signe Des terroristes à la retraite (1985). Le documentaire possède son histoire : c’est d’abord une fiction sur des résistants étrangers. « Pour donner corps au scénario, je suis parti à la recherche des compagnons de combat des fusillés de l’Affiche rouge. J’ai eu l’avance sur recettes, l’accord de Simone Signoret pour interpréter un des rôles. Je pensais à Charles Denner pour un autre. Et puis… j’ai pensé aux merveilleux survivants retrouvés. Ils allaient mourir sans laisser de trace. J’ai abandonné la fiction et opté pour un documentaire, histoire de conjurer la mort. Simone Signoret m’y a encouragé en me disant qu’elle m’aiderait si nécessaire. Et ce fut nécessaire. Sylvie Genevoix, à Antenne 2, a été sensible à cette résistance de tailleurs juifs qui avaient pris des armes qu’ils ne savaient pas manier pour combattre l’armée d’occupation nazie à Paris. Et c’est devenu Des terroristes à la retraite_, un récit documentaire qui, à mes yeux, brûle davantage que la fiction »_, porté justement par la voix tellurique de Simone Signoret.
Film d’archives, soutenu par le témoignage des protagonistes cadrés dans leur quotidien, rejouant leur âge de presque gamins et gouvernés par des idéaux. Mosco plante l’ordinaire dans l’extraordinaire. Et déjà n’apparaît pas à l’écran. Tout au plus entend-on sa voix, posant des questions, dans la volonté de comprendre. Adoptant la thèse de la veuve de Manouchian, persuadée que le Parti communiste avait lâché ce groupe des FTP-MOI, lequel avait assuré le sale boulot, le film fait polémique. Forcément, il ne plaît pas à tout le monde. Mosco impose son caractère. Foin des fripons et des fripouilles.
Six ans plus tard, le frais fringant documentariste enfonce la pioche avec Mémoires d’ex (1990), fresque monumentale en trois volets, articulée autour d’un demi-siècle de l’histoire du PCF, avec ses exclus, ses exclueurs. Autant de pions, de petites gens.
Changement de direction. Mosco s’engage sur une autre voie avec une série courtisant le thriller. Un crime à Abidjan (1998) talonne sur plusieurs semaines l’enquête chaotique d’un inspecteur sur le meurtre d’un officier de police dans la cité ivoirienne. Arrestations, interrogatoires, coups, cellules… À l’image, dépourvu de travestissements, sans doute le film le plus violent de Mosco.
Rebelote avec Philadelphie : la fusillade de Mole Street (1998), consacré à un jeune garçon de 15 ans abattu dans le ghetto noir de Philadelphie Sud, une cité-dortoir délabrée dont la principale activité est le trafic de stupéfiants. Affaire classée sans suite, puis reprise par un couple d’inspecteurs. Mosco suit leur enquête collé à leurs basques, au domicile de la victime, d’une amie, de témoins, de suspects, avec une caméra très discrète, à distance de ses personnages. L’homme ne se contente pas de suivre. Il interroge aussi, voire sermonne, en « padre padrone », directement ses personnages.
Roubaix, commissariat central, affaires courantes (2007) s’inscrit dans la même veine. Un peu plus à l’étroit, avec une caméra installée dans un bureau de police, recevant le tout-venant des universelles vacheries. Là où commence la justice. Avant de vivre une période italienne. Ils étaient les Brigades rouges revient sur quatre d’entre eux, brigadistes participant à l’enlèvement et à l’assassinat d’Aldo Moro.
Plus fou encore est Corleone, le parrain des parrains (2019), somptueux tableau en deux volets de Cosa nostra, partant de la figure de Toto Riina, tyran sanguinaire, documentaire construit sur la parole de repentis. Biberonné précisément par Le Parrain de Coppola, Mosco tente de déconstruire cette fascination pour Corleone… Quels sont ses serviteurs, ses agents, les trajectoires shakespeariennes ? Une fois de plus, tournage pas facile. Dans le cinéma de Mosco, ça ne rigole pas dans les chaumières. Au reste, il n’y a pas de chaumières, mais des pièces confinées, propices à l’entretien, des espaces de plein air, des rues meurtrières, des prémices de violences.
D’un film l’autre, on l’observe : Mosco Levi Boucault se cale dans l’inconfort, s’implique. Il ne sait faire du documentaire que lorsqu’une histoire se dégage. Chaque document fait récit. D’où ce flirt permanent avec la fiction, ce rapport sensible entre un auteur et son sujet. On entrerait dans la littérature, chez qui est marqué par les lectures de son adolescence, un pêle-mêle orienté. « La guerre d’Espagne, Orwell, Koestler, Malraux, Hemingway… La Résistance, Vercors, Roger Vailland, Claude et Raymond Lévy, Jacques Ravine, Abraham Lissner, Philippe Ganier-Raymond. Les communistes rebelles. Koestler, encore et toujours, Edgar Morin, Jan Valtin, Margarete Buber-Neumann… » Si on y ajoute les influences cinématographiques, c’est à ne pas y tenir. Marcel Ophuls, Chris Marker, Frederick Wiseman. Puis « le Citizen Kane de Welles et les films noirs dans le champ du récit ». Sûr d’un truc : « Ma richesse, c’est le temps. » Parce qu’il adore créer des relations, procéder à un face-à-face. Sans juger, mais observer.
Mosco Levi Boucault. Trois noms pour en faire un. Recollé à la vie, aux existences. La sienne tient une certaine gueule. Mosco est né dans l’hiver 1946, à Sofia, au cœur d’« une Bulgarie plus soviétique que communiste ». Sa mère a étudié au lycée français, son père, aux convictions socialistes, ingénieur chimiste, s’est formé en Allemagne. À l’âge de dix ans, tôt orphelin de son père, Mosco émigre en France, sans rien piger à la langue. Il martèle : « Je dois tout à l’école publique française. » Après des années de pensionnat du côté de Blois, il se mature à la fac de Nanterre auprès de personnalités fortes comme Jacques Droz, René Rémond, Pierre Goubert, Guy Michaud et Charles Senninger. Parallèlement, il entre à l’Institut des hautes études cinématographiques (Idhec), mûrit encore sous la houlette d’un certain -caméraman, Pierre Goupil (qui a œuvré chez Alain Resnais pour Hiroshima mon amour) et de Pierre-William Glenn, directeur de la photo. L’école mythique et son enseignement n’incitent guère au documentaire. « La fiction régnait en maître », se souvient Mosco. Son premier film est alors une fiction, Je veux mourir dans la patrie de Jean-Paul Sartre (1977), pointant un homme de l’Est qui rêve de vivre à l’Ouest, interprété par Rufus. Suivent des années au Japon, tournant des émissions pédagogiques pour la télé nippone. On connaît la suite.
Des années de liberté. Franc-tireur assumé. « Mosco est un libertaire, un homme en fuite qui n’est pas repérable, un mélange de Nicolas Ray, Samuel Fuller et Mankiewicz, avec des zestes de John Ford, illustrant la fable de La Fontaine du chien et du loup, observe le réalisateur Joseph Beauregard, frayant avec le bougre depuis plus de vingt ans. C’est un doux enragé, en cavale, resté adolescent, qui ne veut appartenir à personne, ni à aucune chapelle. Il a gardé une fidélité pour les petites gens, les modestes, un goût pour la clandestinité. Avec une devise : ne pas mollir. Il n’y a jamais d’excuse à ses films. On se doit de se donner les moyens, d’aller au bout. » Marie Genin, sa productrice, renchérit : « Personne ne peut produire Mosco, parce qu’il fait tout et s’intéresse à tout, de la lumière au montage, tout le passionne, rien ne lui échappe. C’est aussi un loup solitaire qui aime disparaître dans la nature, sans agresser personne. »
Hasard des temps. Il y a quelques semaines, on demandait à Mosco son avis sur le travail de la cinéaste et écrivaine Ruth Zylberman. Match retour. « Ses films ont modelé mon regard, dit-elle aujourd’hui du documentariste, à la fois sur l’histoire du XXe siècle et sur les individus qui l’ont traversée. Parce que c’est ça, Mosco : des gens qu’il filme, qu’il nous fait rencontrer comme des frères. Aucun autre documentariste ne m’a donné comme lui la sensation de rencontrer des frères humains et c’est, je crois, parce que lui-même part vraiment à la rencontre des gens. Pas une rencontre gentille, facilement empathique : une rencontre complexe, profonde, parfois conflictuelle, car lui n’a pas peur de la complexité. Surtout, il n’a pas peur de la vérité puisqu’il la cherche, obstinément. »
Dans cette obstination demeure une constante : la discrétion, « son arme de résistance », dit Joseph Beauregard. « C’est dans mon ADN, cède Mosco : je suis étranger. L’étranger. Je reste en dehors. » Tel est Mosco, entre la rigueur japonaise, son effacement, et la chaleur italienne, qui n’apprécie rien tant qu’un plat italo-japonais, des pâtes aux œufs de cabillaud pimentés et aux lamelles d’algues séchées. Un pied dedans, un autre dehors. Sans jamais se prendre au sérieux. Parce que c’est aussi un rigolo, qui le démontre dans une série documentaire très personnelle (mais, in fine, pas vraiment inattendue) autour d’une blague d’un plein paquet de personnalités (disponible sur le site www.lesourirede.com). Récemment, il a reçu le prix des Lauriers de l’audiovisuel. Il ne savait pas que ces récompenses existaient. Bon… D’une voix l’autre, Mosco Levi Boucault fait l’unanimité. C’est suspect… Dans l’élégance suprême.
Mosco Boucault, l’expérience documentaire, du 13 au 22 mars, Centre Georges-Pompidou, Paris IVe, Forum des images, Paris Ier, et le Luminor Hôtel-de-Ville, Paris IVe. Informations : www.cinemadureel.org