Municipales : La démocratie malmenée
Le pouvoir a fait deux choix contestables : sanctuariser le 1er tour en niant que la crainte du virus a gravement altéré le scrutin, et improviser un report inédit du 2e tour à une date hypothétique.
dans l’hebdo N° 1595 Acheter ce numéro
Le second tour des municipales reporté sine die. Après cinq jours de flottement, l’annonce de ce report par Emmanuel Macron avait déjà reçu un accueil unanime des chefs de partis représentés au Parlement. Ces derniers, informés plus tôt dans la journée par Édouard Philippe lors d’une visioconférence, l’avaient réclamé depuis la veille, tant le coronavirus avait imprimé sa marque sur le premier tour des élections municipales. Moins d’un électeur sur deux, parmi les quelque 47,7 millions d’électeurs inscrits, s’est déplacé pour élire ses conseillers municipaux. Selon les instituts de sondage, la participation était estimée entre 44 % et 46,5 %. Un chiffre historiquement bas pour un scrutin généralement mobilisateur chez les Français. Et qui pose bien des questions démocratiques.
Des questions que ne se pose nullement Christophe Castaner. Dimanche soir, le ministre de l’Intérieur, commentant le scrutin, minimisait l’importance de l’abstention comme il relativise les violences policières : « Je veux souligner que le niveau de participation tel qu’il ressort des premières estimations n’a rien d’inédit pour des élections dans notre pays », a-t-il osé, en prenant pour comparaison le premier tour des élections législatives de juin 2017. Après l’élection d’Emmanuel Macron à l’Élysée, seuls 48,7 % des électeurs s’étaient déplacés pour élire leur député – et au second tour à peine 42,6 %. La comparaison est doublement fautive.
D’abord parce que les élections municipales mobilisent traditionnellement davantage que les législatives. Même si l’on avait pu constater une lente érosion de cette participation au fil des scrutins, l’abstention en 2014 n’était encore « que » de 36,45 %, bien inférieure au 53,5 à 56 % enregistré dimanche. Si les Français ont cette fois déserté les bureaux de vote des élections municipales, organisées dans un pays mis à l’arrêt par la pandémie de Covid-19, c’est bien par crainte de la progression du virus. Pour 55 % des abstentionnistes sondés par l’Ifop, cette crainte figure nettement en tête des déterminants de l’abstention, loin devant les raisons plus habituelles : ces élections ne changeront rien, mécontentement à l’égard des partis, absence de différences entre les projets des différentes listes, désintérêt pour ces élections, méconnaissance des candidats…
Ensuite parce que le désintérêt record des électeurs pour les législatives de 2017, qu’il cite en référence, a accentué la crise de la représentation, dont la révolte des gilets jaunes a été un symptôme, en permettant l’élection de députés ayant recueilli un très faible nombre de voix : certains ont été élus, et pas seulement les députés des Français de l’étranger, avec moins de 15 % des inscrits ! Le déni de Christophe Castaner et les chaudes « félicitations républicaines » adressées lundi soir par Emmanuel Macron « aux candidats élus au premier tour » ne peuvent qu’aggraver la crise démocratique que connaît notre pays et la confiance dans ses institutions.
Aux élections législatives, l’article L126 du code électoral impose d’avoir réuni sur son nom 25 % des électeurs inscrits pour être élu au premier tour. Raison pour laquelle il est fréquent, surtout lors d’élections partielles, de voir des candidats ayant obtenu plus de 50 % des suffrages exprimés être contraints à un deuxième tour. Si cette disposition électorale s’appliquait aux municipales dans les communes de plus de 1 000 habitants, la plupart des candidats élus dimanche dans ces communes ne le seraient pas (1).
C’est le cas des ministres Gérald Darmanin (60,88 %) à Tourcoing (Nord), Franck Riester (58,85 %) à Coulommiers (Seine-et-Marne), Sébastien Lecornu (66,37 %) à Vernon (Eure). Dans ces trois communes, l’abstention a été respectivement de 74,6 %, 69,8 % et 61,8 % ; leurs listes n’ont rassemblé qu’entre 15,05 % et 24,41 % des inscrits. Juridiquement validée par la plupart des constitutionnalistes, leur élection, comme celle d’une grande partie des candidats élus (2) pour former les quelque 30 000 conseils municipaux constitués à l’issue de ce premier tour (3), n’est remise en cause par aucune des formations consultées par le Premier ministre. Tous tiennent ces élections pour acquises dès lors que le scrutin s’est déroulé régulièrement. À cet argument de droit, ils ajoutent le « nécessaire respect du suffrage universel » : annuler l’élection, expliquent-ils en substance, reviendrait à dire à ceux qui ont fait l’effort de se déplacer que leur vote compte pour du beurre, ce serait politiquement délétère pour la démocratie.
Difficile de voir dans ces résultats validés « l’expression de la volonté du peuple », invoquée lundi soir par l’inénarrable Christophe Castaner, tant la psychose ambiante a altéré la sincérité du scrutin. On retiendra donc qu’après la première allocution télévisée du président de la République, le 12 mars, annonçant notamment la fermeture des écoles et l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes, et après l’annonce surprise par Édouard Philippe samedi 14 mars de la fermeture des bars, des restaurants et des commerces non essentiels, les votants ont privilégié la stabilité plutôt qu’un quelconque dégagisme. Un nombre inhabituel de maires sortants ont vu leur liste reconduite. Cette prime au pouvoir en place profite aussi bien au parti Les Républicains, qui avait été porté par une vague bleue en 2014, qu’au Parti socialiste ou au Rassemblement national. Ce dernier marque toutefois le pas en dehors des villes qu’il gère déjà, hormis à Perpignan. Les candidats estampillés Europe écologie-Les Verts font une percée notable quand ils mènent des listes d’union de la gauche (avec le PS, le PCF, parfois LFI), moins quand elles sont 100 % vertes comme à Paris ou à Marseille.
Le second tour corrigera-t-il cette photographie électorale ? Sa configuration en sera inévitablement changée puisque les candidats qualifiés, qui auraient dû déposer leur liste avant le 17 mars à 18 heures, disposent désormais de plusieurs semaines pour imaginer des alliances et des fusions de listes. Un délai indéterminé, la date de cette élection étant suspendue à un rapport du comité scientifique constitué par le gouvernement : il dira mi-mai s’il est possible de l’organiser avant la fin juin – la date du 21 juin a été évoquée par le Premier ministre –, ou s’il convient d’en repousser encore la date. D’ici là, bien des événements peuvent interférer et modifier le choix des électeurs confrontés à l’interruption d’un processus électoral à mi-parcours. Du jamais vu dans une démocratie.
(1) Dans les communes de moins de 1 000 habitants, l’élection est acquise si 25 % au moins des électeurs se sont déplacés.
(2) Le nombre de ces mal élus ne pourra être précisé que lorsque le ministère de l’Intérieur aura rendu publique la totalité des résultats sous une forme exploitable.
(3) 86 % des communes représentant environ 65 % des électeurs ont élu un conseil municipal complet ; les deux tiers d’entre elles comptent moins de 1 000 habitants.
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