Ne revenons pas à la « normalité » !
La comparaison entre la crise du Covid-19 et la situation écologique trouve vite ses limites. Réfléchissons plutôt à la fragilité de nos systèmes.
dans l’hebdo N° 1596 Acheter ce numéro
Pour nombre de militant·es du climat, les réponses apportées par les pouvoirs publics à la terrible crise sanitaire déclenchée par la propagation du Covid-19 génèrent cette interrogation : « Pourquoi ce qui paraissait inimaginable pour lutter contre les dérèglements climatiques, comme écouter les scientifiques ou trouver beaucoup d’argent, devient d’un coup possible face au Covid-19 ? » Certains comparent même le nombre de « vies sauvées » grâce à la baisse de la pollution au nombre de victimes du virus pour montrer combien la crise écologique nous touche déjà et devrait justifier des mesures de même nature.
Avions cloués au sol, tourisme stoppé net, transports individuels rationnés, usines fermées : la réalité est frappante et l’impact immédiat. Pour ne prendre qu’un exemple, les grandes villes chinoises ont ainsi vu la concentration de dioxyde d’azote relâché par les véhicules et les sites industriels diminuer de 30 à 50 % par rapport à la même période en 2019. Tous les experts l’affirment : ils n’ont jamais observé de baisses aussi fortes des rejets de polluants en si peu de temps sur des zones aussi vastes. Démonstration serait donc faite des recettes qu’il faudrait appliquer face aux dérèglements climatiques et aux pollutions atmosphériques.
Si le parallèle est tentant, disons-le nettement, il est trompeur. Le Covid-19 frappe les humains, alors que la crise écologique détruit l’ensemble du vivant. Il est par ailleurs brutal, avec des effets immédiats et relativement égalitaires : chacun·e peut-être touché·e, quels que soient son statut et ses ressources. Chacun·e dispose dans son entourage de proches affaibli·es par l’âge ou la maladie qui courent un danger grave et immédiat en cas de contamination. Les chaînes causales de dissémination du virus, une fois présent sur un territoire, sont localisées et le résultat direct de nos comportements : sa propagation et le risque d’être touché·e sont fonction de l’intensité de nos relations sociales. Autant de caractéristiques bien moins nettes en matière climatique.
Là où la crise climatique oblige à prendre des mesures pérennes et à opérer des ruptures définitives, la crise sanitaire laisse penser que des mesures d’exception permettront de revenir à la « normalité » d’ici à quelques semaines, quelques mois tout au plus. Face à l’urgence climatique, il y a donc toujours une mauvaise raison de remettre à demain ce qui pourrait être fait aujourd’hui. Pas pour le Covid-19, comme le prouvent les critiques généralisées sur l’impréparation des pouvoirs publics.
Par ailleurs, les mesures prises exacerbent les inégalités sociales, là où l’urgence climatique impose de les réduire drastiquement : en période de confinement, être cadre supérieur pouvant télétravailler dans un grand logement avec balcon ou jardin est une situation préférable à celle du livreur Amazon non protégé devant supporter la promiscuité d’un logement parfois indécent dans un quartier populaire tout-bétonné. Quartier pourtant mis à l’index pour sa prétendue incivilité.
Il nous faut donc collectivement nous départir d’une illusion : les mesures brutales de confinement, de réduction drastique des transports et de l’activité économique ne sont acceptées que parce qu’elles sont perçues comme pouvant être immédiatement efficaces et comme temporaires. Elles ne pourraient et ne sauraient être simplement transposées pour lutter contre le changement climatique, au risque d’emporter l’ensemble de nos libertés publiques et de ce qui reste de notre démocratie.
Il nous faut donc éviter les analogies trop rapides qui susciteront plus de rejet que d’adhésion. Préférons-leur une analyse intransigeante des facteurs qui concourent à aggraver la crise sanitaire : l’extrême fragilité de nos systèmes économiques, sociaux et sanitaires n’est pas une fatalité. Elle est le fruit d’une mondialisation économique et financière fondée sur la compétitivité-coût et la mise en concurrence des populations et des territoires, conduisant les pouvoirs publics à délaisser les services publics. Y compris notre système hospitalier.
Reconnaissons que la période nous livre donc une puissante leçon collective pour la suite : le refus de mener des politiques sociales et écologiques ambitieuses n’était pas dû au manque d’argent ou de moyens, mais le fruit d’un refus idéologique visant à satisfaire des intérêts bien éloignés de l’intérêt général. Chaque jour fait la démonstration que les « premiers de cordée » sont sans doute moins indispensables que celles et ceux qui prennent soin de nous, du champ à l’hôpital, en passant par les caissières et les éboueurs.
Saisissons-nous de cette opportunité sans nous tromper de combat. Oui, il faut sauver certaines entreprises. Mais pas toutes et pas sans conditions : les industries polluantes (aviation, automobile, etc.) doivent être reconverties et les banques reprises en main pour qu’elles financent l’intérêt général et non des activités spéculatives et nocives pour la planète. Oui, il faut relocaliser. Mais pas n’importe quoi et n’importe comment, et pas sans s’assurer d’une extension sans précédent de la coopération internationale : la reconversion de notre économie doit conduire à faire décroître les flux de capitaux et de marchandises et la place des secteurs toxiques pour la biosphère (énergies fossiles, chimie et agro-industrie, électronique, etc.), et renforcer la solidarité internationale. Le tout en garantissant les droits (emploi, revenus, etc.) des salariés et les libertés publiques. Ne revenons pas à la normalité, car la normalité, c’était le problème.
Maxime Combes Économiste, auteur de Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition, Seuil, coll. « Anthropocène », 2015.
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