On s’casse, nous aussi
La cérémonie des Césars 2020 a définitivement été dominée par le geste d’Adèle Haenel.
dans l’hebdo N° 1593 Acheter ce numéro
Au risque de choquer, il est fort utile que l’Académie des Césars ait délivré à Roman Polanski la statuette de la meilleure réalisation pour son film J’accuse. Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur la qualité de l’œuvre (cf. Politis n° 1576, 7 novembre 2019), indéniable de l’avis de personnes qui ont été la voir (ce qui n’est, ni ne sera, notre cas), mais sur l’éruption que la distinction a déclenchée. Une cérémonie 2020 définitivement dominée par le geste d’Adèle Haenel, quittant théâtralement la salle en criant « la honte ! », accompagnée par plusieurs femmes. L’actrice est devenue l’une des plus éminentes représentantes du mouvement #MeToo en France après avoir dénoncé le réalisateur Christophe Ruggia pour attouchements et harcèlement sexuels alors qu’elle était adolescente.
On a pu imaginer l’affaire étouffée en amont après que Polanski eut renoncé à se rendre à la cérémonie devant les protestations féministes, voire la sortie du ministre de la Culture, qui souhaitait qu’il ne soit pas récompensé. Le réalisateur est accusé d’agression sexuelle et de viol par une dizaine de femmes, la plupart mineures à l’époque des faits.
Zapper le réalisateur dans le palmarès aurait manifesté une certaine décence mais n’aurait fait que masquer, par opportunisme, un mal bien plus profond. Car l’esclandre du vendredi 28 février dépasse le vieux débat culturel – faire la distinction, ou non, entre l’œuvre et son auteur. « Aujourd’hui, ils séparent les artistes du monde, a commenté Adèle Haenel. Ils nous renvoient au silence, nous imposent l’obligation de nous taire. » Nous : les victimes d’agressions sexuelles. Ils : les puissants du monde du cinéma, qu’incendie la romancière et réalisatrice Virginie Despentes dans une tribune ravageuse (Libération, 1er mars). « Vous serrez les rangs, vous défendez l’un des vôtres. […] On se casse, on vous emmerde. »
En allant au bout de sa propre logique, la cérémonie des Césars 2020 a achevé d’exposer la perversité d’un système de récompense fondé sur l’élitisme et une mise en concurrence exacerbée : la nomination de films portés par le box-office au détriment de nombreuses œuvres de qualité, une cooptation interne maintenant le pouvoir des mâles, un mode de scrutin conduisant inéluctablement à distinguer Polanski (Les Misérables ne pouvait cumuler les récompenses de « meilleur film » et de « meilleure réalisation »), etc.
Fallait-il assister à cette pantalonnade, Adèle, ce que certains vous reprochent ? Certainement, au regard des secousses que vous avez provoquées, et qui servent bien plus votre cause (aussi la nôtre) que si vous aviez protesté de votre salon.
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