Poor lonesome cow-boy

Jean-Michel Espitallier redonne vie à un grand-père qu’il n’a pas connu, émigré aux États-Unis au début du XXe siècle avant de revenir dans ses Hautes-Alpes natales.

Christophe Kantcheff  • 4 mars 2020 abonné·es
Poor lonesome cow-boy
© ANNA ASSOULINE

Cow-boy. Ce mot apposé sur la couverture d’un livre et toute une mythologie surgit ! Avec en outre et en surimpression la représentation familière d’un homme juché sur un cheval, chapeau mou sur la tête, colt sur le côté et jambières en cuir. Jean-Michel Espitallier attise les images a priori, celles de la conquête de l’Ouest et des westerns. Mais le texte qu’il délivre aujourd’hui, après l’inoubliable La Première Année (Inculte, 2018), vient chahuter cette mythologie, en jouer, s’y opposer, peut-être en distiller une autre.

Cow-boy est un récit qui se déroule au tout début du XXe siècle, peu après l’année 1900. Une histoire d’aller et retour entre la France et la Californie. C’est aussi l’évocation du grand-père de Jean-Michel Espitallier, que celui-ci n’a pas connu car il est mort très tôt, dans les années 1930. Eugène – c’est son prénom – est né le 20 août 1887 à Ancelle, Hautes-Alpes. Il y était promis à une vie simple, toute tracée, jusqu’à ce que l’idée de partir traverse les esprits : celui de ses parents, qui ont donné leur accord, le sien et celui de son frère aîné, qui va l’accompagner outre-Atlantique. Le plus marquant ici, et qui détermine la forme du livre, c’est que d’Eugène l’auteur ne sait rien ou presque. Généralement, à l’origine de ces récits biographiques et familiaux, des archives sont retrouvées, un journal intime, ou alors on a pu recueillir les souvenirs de l’aïeul avant sa disparition. Ici, l’auteur doit supposer, imaginer. Ça tombe bien : cette citation de Giono est placée en exergue : « – Tu n’as jamais vu de ports de mer ? – Non. – Tant mieux. Quand on voit, on n’imagine plus. »

Pour raconter la trajectoire d’Eugène aux États-Unis, afin de mieux la visualiser, Jean-Michel Espitallier insiste aussi sur le contexte, la puissance de développement du pays et d’une ville comme Los Angeles en 1900. Ainsi, dans ce livre où l’on rencontre des expressions comme « Ça tourne ! » ou « Coupez ! », le point de vue ne cesse d’alterner entre le général et le particulier, comme si la caméra captait des plans (très) larges avant de zoomer sur Eugène, et réciproquement.

« L’Amérique est un corps en expansion qui semble sans frein, sans frontière, sans répit. Une grosse paire de poumons qui gonfle et aspire tout ce qui passe à sa portée. Une fringale d’espaces vierges et une hystérie de conquêtes. Pour un peu, on croirait qu’un jour l’Américain va vouloir grimper sur la Lune. » Les énumérations, les accumulations verbales ou le recours au simultanéisme (clin d’œil à Dos Passos ?) renforcent l’impression d’amplitude et d’immense machine en mouvement. Non sans humour – comme on le constate dans la citation précédente –, le tableau d’ensemble n’oublie jamais d’être critique : « C’est une bien belle histoire. Même si, comme toutes les histoires, elle est pleine de -salopards. »

Et Eugène dans tout ça ? Rejoignant la Californie, il a voyagé éberlué, étourdi ; la seule image prégnante est celle d’Ellis Island, à New York, où se presse « toute la misère du monde ». Arrivé à bon port, il devient vacher pour deux dollars par jour, et puis… c’est « la routine de n’importe quel vacher aux Amériques », suppose Espitallier. Tandis que son frère le lâche et fait fortune, Eugène décide un beau jour de revoir son pays. Ce récit du retour à travers les États-Unis est l’un des plus beaux passages du livre, éblouissant road-train-boat movie en une quinzaine de pages.

De retour chez lui, Eugène reste un cow-boy, mais pas tout à fait le même. Il est doublement déraciné. Après avoir été un expatrié en Amérique, le voilà considéré dans les Hautes-Alpes comme un « Américain », qui, de surcroît, n’a pas exaucé les espoirs placés en lui. Jean-Michel Espitallier montre comment une nouvelle mythologie se crée, celle-ci par défaut et dévalorisante, par les non-dits et le silence recouvrant l’existence de cet homme mort jeune, surtout de la part de sa belle-mère, qui lui a longtemps survécu. Du coup, cette « vie minuscule » a été réduite à néant. Il fallait ce livre en forme de pari – réussi – pour qu’Eugène réapparaisse.

Cow-boy, Jean-Michel Espitallier, Inculte, 144 pages, 15,90 euros.

Littérature
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