Retraites : Le débat flingué en plein vol
Déjà sourd à la contestation de l’opinion et des syndicats, le gouvernement y ajoute la brutalité et le mépris pour le Parlement.
dans l’hebdo N° 1593 Acheter ce numéro
Le scénario d’un recours au 49.3 était écrit de longue date. Avant même l’adoption en conseil des ministres du projet de loi instituant un système universel de retraite, des gazettes proches du pouvoir indiquaient, début janvier, que cette issue était envisagée par l’exécutif, alors aux prises avec une contestation sociale d’une ampleur inédite. La majorité peut bien tenter aujourd’hui, avec l’aide de ses relais médiatiques, de renvoyer sur l’opposition la responsabilité du déclenchement de cette « bombe atomique », Édouard Philippe peut bien prétendre que l’interruption de l’examen de ce projet de loi n’a pas vocation à « mettre fin au débat », les faits sont têtus.
Après être resté sourd aux contre-propositions syndicales tout en concédant pour la forme à la CFDT une conférence de financement, le gouvernement par sa précipitation n’a cessé de faire obstacle au débat que méritait une réforme aussi importante. Le Conseil d’État s’en est plaint, qui n’a disposé que de trois semaines pour rendre son avis sur les deux projets de loi (organique et ordinaire), que le gouvernement a en outre modifiés à six reprises durant cette période. Contrainte d’examiner en 10 jours ce texte inachevé et très technique, la commission spéciale n’a pu aller au terme de l’examen de ses 65 articles. Le samedi 22 février, alors que la discussion dans l’hémicycle s’enlisait sur l’article 1, le gouvernement a refusé de passer directement aux articles les plus importants comme l’y invitaient tous les groupes d’opposition afin de « débattre du fond ». Et c’est juste après le vote de l’article 7, qui met fin aux régimes spéciaux, et alors que les députés commençaient à débattre de l’article 8 sur la valeur du point, qu’Édouard Philippe est monté à la tribune pour interrompre l’examen du texte et engager sa responsabilité sur un texte amendé à sa main, dont le contenu ne sera connu que le lendemain.
Les grandes lignes de la réforme n’ont pas bougé, même si 7 des 29 ordonnances prévues par le projet initial ont été remplacées par des articles « en dur », et que 180 amendements ont été ajoutés au texte, dont une soixantaine proposés par l’opposition. Les centristes obtiennent des missions parlementaires, les socialistes font passer un amendement symbolique sur la revalorisation salariale des professeurs et les communistes arrachent pour les égoutiers la « clause du grand-père », qui permet de ne pas appliquer la réforme avant la génération qui commencera à travailler en 2022.
Le gouvernement offre aux indépendants (et notamment aux avocats) un abattement de 30 % sur l’assiette des cotisations sociales et rallonge leur période de transition vers le futur régime. Concernant la prise en compte de la pénibilité, l’un des gros angles morts de son projet, il n’apporte que des aménagements cosmétiques au dispositif actuel de « compte professionnel de prévention » (C2P) : une visite médicale systématique à 55 ans pour les métiers pénibles, afin que les départs anticipés en retraite, très peu sollicités, puissent profiter à ceux qui y ont droit, comme prévu par ailleurs pour les personnes en situation de handicap ; des points pénibilité supplémentaire au C2P pour des salariés exposés à plusieurs risques, des congés de reconversion professionnelle… Il « invite » enfin les branches professionnelles qui le souhaitent à ouvrir une négociation sur la prévention, misant ainsi sur la bonne volonté du patronat, qui ne cesse pourtant de combattre la prise en compte de la pénibilité.
Le flou reste par ailleurs important sur des pans entiers du projet, à commencer par les modalités concrètes de la transition. « Il faut rappeler qu’avec le calendrier très progressif de transition qui a été retenu, la retraite à points sera pleinement en vigueur en 2060 ou 2070, ce qui n’empêche pas les pensions de baisser avant, note l’économiste Michael Zemmour. Or sur les modalités de transition, comme d’autres sujets tout aussi actuels que la règle d’or [d’équilibre financier du régime] et les mesures d’économies sur les retraites, les éléments ne figurent pas dans le projet de loi et sont renvoyés à des ordonnances », regrette-t-il. L’important effort de décryptage et de contre-argumentation, qui a permis aux opposants de gagner la bataille de l’opinion contre le projet de réforme, devra donc continuer dans les semaines et les mois qui viennent.
Un parcours législatif encore long
Juillet 2019 : publication du rapport Delevoye.
5 décembre : mobilisation interprofessionnelle et grève reconductible dans les transports.
11 décembre : Édouard Philippe livre les grandes lignes du projet.
11 janvier 2020 : le Premier ministre lance une « conférence de financement » pour établir des mesures d’économies immédiates qui pourraient remplacer l’« âge pivot ».
13 janvier : fin progressive de la grève dans les transports.
24 janvier : dépôt du texte en Conseil des ministres et publication d’un avis très sévère par le Conseil d’État sur la qualité de l’étude d’impact.
28 janvier : début de l’examen de la réforme en commission spéciale à l’Assemblée nationale.
11 février : interruption des travaux de la commission spéciale. Le texte non amendé sera examiné en séance plénière.
29 février : Édouard Philippe dégaine le 49.3 pour clore les discussions à l’Assemblée, alors que seuls 7 articles sur les 65 que compte alors le projet de loi ont été soumis au vote.
4 mars : début de l’examen du projet de loi organique, sans utilisation possible de l’article 49.3.
Fin avril : examen du texte au Sénat. Fin de la « conférence de financement », dont les conclusions doivent être ajoutées au texte de loi.
Ensuite : la commission mixte paritaire doit tenter de trouver un consensus et faire voter un texte identique au Sénat et à l’Assemblée nationale. Faute d’accord, une deuxième lecture débute à l’Assemblée et au Sénat, malgré la « procédure accélérée ». En cas de divergence à l’issue de cette deuxième lecture, une troisième lecture définitive débute alors au Sénat. À l’Assemblée, le texte pourra faire l’objet d’un 49.3 à chaque lecture, étant donné qu’il s’agit du même texte. Aucune procédure similaire n’existe en revanche au Sénat.
Automne 2020 : recours devant le Conseil constitutionnel, qui a un mois pour rendre son avis, fin des travaux de la commission d’enquête parlementaire sur la sincérité de l’étude d’impact, votes de ratification des ordonnances.